Lundi 23 mars 2009 à 12:38


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La scène, le public, une histoire d'amour partagée, une passion magnifique.
 
Des artistes entrent sur scène. Barbara, elle, apparaît. Pour des milliers de gens et pour soi seul quand, sur quelques notes de " Pierre " elle met le pied dans la lumière. Dans ce halo, lentement elle avance. Elle pose une main sur son compagnon fidèle, le piano. C'est rassurant de pouvoir toucher l'instrument de bois noir. Le piano, c'est un peu elle aussi, un autre double. Celui qui accouche les sons et les mots qui donneront naissance à ses chansons. A cet instant-là où les projecteurs sont braqués sur elle, la salle est une immense nuée blanche applaudissante dont elle sent les vibrations. L'entrée en scène est un étrange moment de fulgurance. En un instant, l'angoisse et la peur s'évanouissent et se transforment en une puissante énergie permettant de ne plus être sur la défensive et de donner. Barbara ne chante pas pour elle. Elle ne se regarde pas chanter. Elle est là pour le public qui sait qu'elle chante pour lui. La salle est ce miroir à deux faces où se répondent les chapitres d'une histoire partagée. Sur la scène de Mogador, un soir de mars 1990, s'adressant au public, elle livrera cette émouvante confidence  :  " Pendant quarante ans de ma vie de femme qui chante vous avez suivi et précédé tous mes chemins, sur toutes les routes, des cabarets aux théâtres, en passant par les chapiteaux, en attendant mes absences, en vivant mes colères, en étant là au retour, toujours. Vous avez toujours été là, je vous ai emportés partout. Et vous avez fait des fêtes fantastiques. Et moi de mon côté, c'était inexplicable. Quand on me demandait d'expliquer cette chose extraordinaire qui existait entre vous et moi. Je n'ai jamais pu parce qu'elle est inexplicable. Il faut être là.  " Racontez-moi... "  Il n'y à rien à raconter. C'est une chose impalpable. C'est un secret, un secret entre vous et moi. Et personne... je ne pouvais pas traduire cette chose-là, elle est intraduisible pour moi. Elle sera intraduisible jusqu'au dernier instant où je chanterai. Parce que c'est une chose comme ça, exceptionnelle, rare. Ce n'est pas une chose comme on dit, mystique, femme en noir, la messe... Ce n'est pas ça du tout ! C'est une histoire d'amour magnifique, c'est une passion magnifique. " Le rapport que Barbara entretient avec son public a quelque chose d'instinctif, d'intuitif ayant pour élément fondateur et fédérateur l'amour, ce sentiment aussi mystérieux qu'irrationnel. Un public intergénérationnel et qui, tout au long de sa carrière, sera composé de jeunes qui ont souvent perdu leurs repères. Elle les écoute. Elle les entend ses fragiles, comme elle les appelle. Elle les connaît, les reconnaît. Ils vont sur la même route, ils partagent le même destin. A sa façon, elle leur tient la main. Elle incarne l'espoir pour tous ceux qui se reconnaissent dans ses chansons. Elle est un avenir. Une compagne de solitude quand tout va mal mais aussi une infinie présence dans la joie. Quand ils peuvent de nouveau regarder droit devant eux, ils ne l'oublient pas. Cette affinité crée entre eux des liens tout aussi imperceptibles qu'indestructibles. Quand ils peuvent enfin mettre des mots sur leur peine, qu'ils peuvent comprendre, parfois expliquer ce qui a pu se passer, ce qui est arrivé, le fond, le trou noir, l'envie de plus rien, ils mettent un visage, une voix sur celle qui leur a donné de la chaleur, du réconfort. Un peu d'horizon quand la vie n'était plus qu'un mirage, une ombre instinctive, quelque chose sans attrait que Barbara venait arracher du néant. Ils lui disent  : 

" Vous êtes la première voix que je veux entendre à mon réveil. "
" Vous avez lu dans mon cœur ces pensées si sombres qui m'envahissaient. "
" Avec vos mots et votre musique vous avez donné de la légèreté à mes maux. "
" Je vais de mieux en mieux. "
" Je revois du bleu."
"  Je vais vers le soleil. "
" C'est un peu comme si un hiver éternel allait s'achever. "
" J'ai envie de rire parfois. "

Ils lui disent encore  :

" Je ne sais pas exprimer les choses comme vous le faites mais je voulais vous le dire, comme cela, simplement  :  Merci. "
 
Didier Millot

Jeudi 19 mars 2009 à 9:31

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Elle voulait régner mais n'aimait pas posséder ; d'ailleurs, elle ne savait pas thésauriser. Elle élevait l'autorité à la hauteur d'un bel art mais haïssait la violence, le mépris, l'indifférence. Elle contrariait le sens de la grandeur par la science de la douleur. Elle qui, tant de fois, s'était ouvert les veines et, pour le grand départ, avait embarqué sur son lit en costume de scène, feignait d'être assez forte pour porter, sur ses seules épaules, tous les malheurs de l'humanité. Elle aimait tant assister : elle eût rêvé de pouvoir soigner,  d'alléger la souffrance. Il y avait, en elle, d'incroyables réserves de charité, un trésor inusé de tendresse maternelle, une tendresse sans emploi. Barbara, les yeux ouverts. Un mythe au cœur blessé. Le long des couloirs d'hôpitaux, elle se promenait comme une infirmière bénévole sur un champ de bataille. Un ange, dans la campagne. Elle parlait ici, écoutait là, faisait les courses pour les impotents, serrait contre son cœur une main maigre, calmait, en caressant, un visage que la camarde avait commencé de sculpter dans la pénombre. Elle adoucissait, avec des mots aussi évident et cristallins que les paroles de ses chansons, le protocole compassionnel. Parfois, elle signait des chèques pour offrir d'improbables voyages, de grandes évasions. Et quand tombait le soir, des lits blancs montait vers elle un suppliant refrain  " Dis, quand reviendras-tu ? "  Barbara avait la vertu des femmes qui veulent corriger le monde. Cela supposait de la révolte, et elle n'en manquait pas  " Restons en colère "  Cela supposait de l'humour, et elle avait le goût de la formule  :  " Je suis contre la misère et pour la défense des pianos en péril que maltraitent les directeurs de théâtre. "  Cela supposait aussi de connaître la souffrance, et sa chair en portait les traces, aux poignets striés, de galons. Il lui arriva de quitter sa clôture pour réclamer haut et fort l'abrogation de la peine de mort. Il advint même à celle qui tout s'opposait au grégarisme idéologique de militer pour l'arrivée de la gauche au pouvoir. C'était, vous en souvenez-vous, en 1981  :  " Un homme/ Une rose à la main/ a ouvert le chemin/ Vers un autre demain " Et puis, faisant du combat contre le sida une affaire personnelle, elle rejoignit les rangs d'Act Up, fut la seule personnalité à signer un texte favorable à la fourniture de seringues dans les centrales, et ne cessa de distribuer sur la route de ses tournées des sacs entiers de préservatifs. Celle qui, à l'école collectionnait les qualificatifs punitifs  " frondeuse, meneuse, désobéissante, indisciplinée, trop rieuse "  avait inventé sur le tard un beau néologisme, le verbe  " Vigiler "  qu'elle ne se lassait pas de conjuguer au présent de l'indicatif. Car le spectacle quotidien de l'affliction et de l'humiliation la persécutait, elle ne s'autorisait pas d'être heureuse si les autres ne connaissaient pas le bonheur. Toute sa vie, elle avait chanté malgré ou plutôt contre sa propre certitude que monter en scène était un privilège. Malgré tous les témoignages de reconnaissance qu'on lui adressait, elle n'avait jamais voulu croire vraiment qu'elle pût faire le bien en faisant son travail. Celui d'  "une femme qui chante "  Secrètement, elle se préférait auprès des malades et des prisonniers ( dont elle jurait avoir  " reçu bien plus que je n'ai donné " ) que la lumière des projecteurs. Elle cultivait la complicité des grands blessés, des rescapés de guerres intérieures.
 
Jerôme Garcin

Mercredi 18 mars 2009 à 14:19


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Croquis de Luc Simon ( 1962-1963 )


Bien sûr, on connaît sa voix qui un jour, avec ses chansons, a touché notre cœur. Notre âme. Tout ce qu'il y a de plus intime en nous. On sait même son nom. Elle s'appelle Barbara... comme dans la chanson de Prévert. On connaît aussi son visage, aperçu quelque part, on ne se rappelle plus très bien où et quand. Peu importe d'ailleurs puisque le son de sa voix, gravée dans notre mémoire, nous à fait reconnaître un visage familier. Ce qui est plutôt réconfortant après avoir entendu si souvent Barbara affirmer qu'elle n'aimait pas son physique, comme si elle voulait nous prémunir du pire, nous donner en quelque sorte des raisons de ne pas l'aimer. Pudeur extrême de femme ? Ou plutôt volonté délibérée de brouiller les pistes pour ne jamais être saisie tout à fait ? Ne pas se laisser capturer, enfermer dans une image unique. Garder de la distance entre la femme qui chante sur scène et cette autre femme que très peu ont pu approcher. La femme des douleurs de l'enfance, l'amoureuse, celle qui fleurit sa maison, tricote, achète des gants, chaussures et autres accessoires en quantité que d'aucuns peuvent estimer déraisonnable, la citoyenne, la sœur, l'amie...Toutes ces femmes qui sur scène ne faisaient plus qu'une ; celle que le public est venue écouter chanter, une fois, dix fois, tant de fois qu'il ne comptait plus. Barbara.
Barbara et ses chansons.
Barbara et son piano.
Barbara et ses théâtre.
Barbara, une vie en scène.
 
Didier Millot

Lundi 16 mars 2009 à 10:28

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Barbara revendiquait son statue de femme révoltée  : " (...) Tout me met en colère et je tiens à le rester ma vie durant. Plus précisément, la grossièreté, la mauvaise foi, l'injustice, mais ça, c'est plutôt une révolte. Je crois qu'il ne faut pas s'anesthésier. Il faut à la fois être tolérant et " vigiler "  sans arrêt. (...) "  Elle détestait par-dessous tout le " prêt à penser " imposé par la " police culturelle " Pourtant , ayant toujours su considérer sa position dans le paysage de la chanson française avec humilité, elle est demeurée fort tolérante à l'égard des artistes évoluant dans un univers opposé au sien. Ses deux préoccupations essentielles reposant sur le respect de l'humain et la cohérence d'une démarche artistique, elle posait en effet un regard indulgent sur les carrières de Sheila, Vanessa Paradis, ou Elsa. Estimant que ces chanteuses exerçaient leur métier d'une façon différente d'elle, mais avec un égal talent. Pareillement, elle a pu apprécier Johnny Hallyday ou Jacques Brel avec la même ferveur, car ces deux chanteurs on la sincérité en commun. Tout en se montrant méfiante vis-à-vis de certains lions anarchistes dont le rugissement lui semblait truqué. En fait, ce que Barbara détestait avant tout était le manque d'authenticité. En 1969, elle faisait part à la presse belge d'une analyse musicale intéressante  :  " (...) Je préfère mille fois, quelques mauvais yéyés à de faux Brassens ou Brel. Je hais les gens qui pensent que parce qu'ils chantent  " le ciel bleu "  croient faire de la poésie, ainsi que ceux qui se disent intellectuels, je n'attribue d'ailleurs aucune valeur à ce mot. Le public de Johnny Halliday est quelquefois le même que le miens ou que celui de Monsieur Georges Brassens ; je crois aussi que la chanson yéyé nous a fait beaucoup de bien et a permis, à certains d'entre nous, d'exister parce que les gens ont éprouvé le besoin de silence. (...) [ à propos de Léo Ferré ] Je ne veux pas faire d'allusions, mais quelqu'un qui écrit des chansons très humaines et qui ne l'est pas dans la vie, triche avec la vérité et cela, je ne peux pas le supporter. Pour recevoir, il faut savoir donner, sans pour autant jeter ce que vous avez à partager. (...) " Déclarant ce qu'on n'attend pas d'elle, sans doute Barbara se montre-t-elle ici un tantinet provocatrice. Mais il est certain que la prétention ou l'ostracisme culturel ne sont pas son fort  ( rappelons-nous qu'elle a quitté le conservatoire de chant en grande partie parce qu'elle supportait mal d'évoluer dans un milieu élitiste ) En 1987 ( soit presque vingt ans plus tard ) elle tenait un discours du même ordre, empreint d'une ouverture d'esprit, d'un goût pour la modernité et d'une grande modestie : " [ à propos des groupes de rock ] Qui d'autre a poussé la variété française à soigner ses orchestrations, à s'ouvrir à des rythmes plus contemporains ? Quoi d'autre a entraîné les jeunes à se réunir de plus en plus nombreux dans des grandes salles, unis par la même musique ? (...) [ à propos d'elle-même ]  Je n'ai jamais vendu beaucoup de disques, j'existe sur la durée ; je vis mon métier comme un grand luxe, me permettant de refuser des choses, d'attendre, de considérer qu'il y a des silences plus importants que tout (...) "  Ces silences, Barbara a su les utiliser pour écouter les autres artistes, porte-paroles d'un monde en permanente évolution, avec une bienveillance et une curiosité exceptionnelle ( n'oublions pas que, dans le milieu du show business, le chanteur d'à côté est souvent appréhendé comme un concurrent menaçant ) Ainsi encensa-t-elle, par exemple les talents des Rita Mitsouko, William Sheller ou Gérard Manset, en déclarant humblement  : " (...)  J'ai pas du tout la prétention d'avoir le talent d'orchestrateur, moi, j'entend des choses, mais eux ce sont vraiment des orchestres, quoi ! (...) Manset paraît être un homme qui reste fermé, mais il est fatalement à l'écoute (...) moi je reste très fermée sur ma bulle quand j'ai à écrire ou quand j'ai à chanter, je suis repliée comme ça sur mon intériorité, parce que j'ai pas envie de me disperser (...) je crois qu'on se connaît tous, on n'est pas obligés de s'aimer, mais de se reconnaître, parce que c'est tellement particulier ce métier, c'est tellement une chose extraordinaire, moi, je tiens à la différence des gens qui font ce métier, y a des gens que j'aime et que j'aime pas, dans ce métier, je suis pas allée voir beaucoup de gens etc..., mais, je suis à l'écoute des choses, et je sais ce que ça demande d'abnégation, d'amour, d'égocentrisme aussi, de difficultés, de combats pour savoir que jamais je vais te dire du mal d'un artiste (...) je te dirai pas non plus du mal d'un boulanger, mais je te dirai que ses croissants sont moins bons (...) " Et ce n'est pas un hasard si, aujourd'hui, la nouvelle génération avoue avoir puisé son inspiration dans son encre poétique. Le chanteur de Slam, Grand Corps Malade, confie : " Je n'ai pas appris à écrire. Sans doute Renaud, Brassens et Barbara, que mes parents écoutaient beaucoup (...) m'ont aidé à manier la plume " Et Françoise Hardy d'ajouter, au sujet des représentantes de " la nouvelle scène française " : " Aujourd'hui, tout le monde veut chanter. Mais je pense que Barbara allait sûrement plus loin que les nouvelles venues en abordant des thèmes comme " Le Mal de vivre "

Alain Wodrascka
( auteur du livre " Barbara, parfums de femme en noir " )

Jeudi 12 mars 2009 à 8:41

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C'était en 1956. Le jour, je travaillais dans une entreprise de Ponts et Chaussées à Paris, place Paul Verlaine. Je dessinais aussi, et j'écrivais des pièces, des nouvelles, des poèmes... et des chansons. La nuit, je les chantais parfois à la guitare, de-ci de-là, dans les cafés chantant du Quartier-Latin, à la Colombe, au Port du Salut. Etudiant puis ingénieur débutant, j'allais écouter à La Polka des Mandibules Léo Ferré, à L'Escale Hugues Aufray, à L'Echelle de Jacob Francis Lemarque et Jacques Brel. Et, quand je pouvais me réveiller très tard le lendemain, quand je pouvais me payer une minuscule place au fond de l'ex-bistrot à vins bondé du quai des Grands-Augustins, j'allais à L'Ecluse, à minuit, écouter Barbara s'accompagnant au piano. L'Ecluse était le haut lieu de la chanson  " rive gauche " Jacques Grello " le prince des chansonniers " m'y conduisit un jour pour une audition devant Léo Noël, le chanteur à l'orgue de Barbarie, qui me refusa catégoriquement  " Trop abstrait, trop étrange "  Grello me consola en me disant  " C'est bon signe, il a refusé Brassens "  C'est Grello qui me donna l'adresse de Barbara dont il était amoureux. Stupeur ! Elle habitait un appartement au rez-de-chaussée de la rue Jonquoy dans le XIVème, alors que je nichais dans un petit studio au troisième étage du même immeuble. Nous ne nous étions jamais croisés à cause de nos différences d'horaires. C'est ainsi qu'un samedi après-midi j'ai descendu mes étages pour me retrouver dans son appartement. Aussitôt, je fut saisi par les couleurs, il n'y avait que du noir et du rouge. Du noir, trônait un beau piano tout noir, sur lequel éclatait le rouge d'un bouquet de roses. En plein jour, peu de lumière, volets fermés. Sur scène, à l'époque, elle chantais les chansons des autres, de Fragson ( au destin tragique comme le siens ) au contemporain Paul Braffort. Mais elle s'était mise à écrire des chansons. En auteurs curieux l'un de l'autre, nous nous sommes chanté nos chansons nouvelles. Elle, déjà célèbre au Quartier-Latin, elle qui triomphait tous les soirs à L'Ecluse, moi l'inconnu. Je crois me souvenir qu'elle m'a chanté ainsi, entre autre, Si la photo est bonne. Nous nous sommes écoutés puis accompagnés à l'oreille, elle au piano, moi à la guitare. Elle était déjà tout entière dans ce qu'elle ne fit par la suite que peaufiner, aiguiser, amplifier, exalter, dans son personnage comme dans ses chansons. Le noir de la mort, le rouge de l'amour, le désespoir et l'humour réunis, au cœur de la nuit, en une séduction extrême.
 
Guy Béart

Mardi 10 mars 2009 à 11:30

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Gabriel qu'elle appelait " Mon ange " et qui sait, maintenant ce qu'est une voix juste.

 

Je pensais à tout cela quand la main de Gabriel lâcha la mienne. Je le vis courir vers la scène et s'arrêter net, tour à tour curieux, tendre, narquois, devant Barbara, au plus fort de sa tempétueuse répétition. Petite tête blonde tutoyant, en contre-plongée, une dame brune, dans l'immaculée chaleur provençale. Image arrêtée, inoubliable. Je m'attendais à ce qu'elle le rabrouât. Elle accueillit au contraire le jeune visiteur comme un prince, esquissa une révérence, lui présenta ses musiciens, lui expliqua le conducteur du récital, lui fit visiter son royaume d'un jour : une simple scène en ar-en-ciel face à un amphithéâtre désert où, depuis que l'accordéon s'était tu, les cigales furieuses avaient repris leur strident concert. Le soleil tombait à la verticale sur cet étrange couple morganatique autour duquel, soudain, le vide s'était fait. La conversation se prolongea. Autour d'eux, les musiciens et les techniciens commençaient à s'impatienter. La récréation avait assez duré. Barbara consentit à se remettre au travail, non sans avoir convoqué son chauffeur : " Emmène-le à Saint-Tropez pour qu'il s'achète un cadeau ! " Et, en s'adressant à Gabriel, tout étonné de ce qui lui arrivait : " Tu prends ce qui te plait, et tu reviens me voir après. Il faut absolument qu'on continue notre conversation. " Une heure plus tard, Gabriel déboulait en trombe sur la scène en exhibant, tout neuf, prêt à servir, un polaroïd. " On l'essaie ? " proposa-t-il. " Allez, on a assez bossé, maintenant, c'est la séance-photo " décréta Barbara devant ses musiciens d'autant plus médusés qu'ils savaient combien la chanteuse était allergique aux photographies. Car si on voulait la prendre, il fallait l'avoir vivante. J'assistai alors à un singulier pas-de-deux, Gabriel mitraillant, avec le sérieux de l'apprenti, une Barbara qui posait à l'envi, à la demande, debout et assise, hilare et grave, marmoréenne et volatile, provocante et attendrie, tandis que sortaient l'un après l'autre, comme d'un tour de magie, les clichés de ces vacances dont on sait bien qu'elles sont aussi éphémères, illusoires, que le goût du sel marin sur la peau hâlée. Le fou rire gagna Barbara. On eût dit deux cousins préparant, dans la garrigue, un mauvais coup. Le ciel d'été vira au rose tendre. Barbara se leva et donna rendez-vous à Gabriel pour le soir même. Elle lui indiqua sa place, au pied de la scène, face à elle : " Je veux te voir, au milieu de ce public que j'aime " Respectant le rituel des fins de tournée, Barbara ouvrit, en coulisse, les vingt cadeaux et les vingt lettres que les femmes et les hommes de son équipe avait disposés à son intention dans une grande passoire en plastique bleu. Elle leur écrivit, en réponse, une jolie lettre pleine d'émotion et de majuscules : " Demain, vous serez en vacances, oubliez-moi, dormez, riez, soyez heureux. Prenez soin de vous et des autres, respirez près des arbres. Je suis fière de vous. Merci " A vingt et une heure trente, comme poussée par une légère tramontane, Barbara entra en scène, chaloupante et coquine. Elle dédicaça son récital à " un petit garçon que j'ai rencontré cet après-midi et que j'aime beaucoup " chanta longtemps dans l'air pur jusqu'à ce que le ciel étoilé recouvrît la presqu'île où elle avait bien voulu accoster, laissant sur la plage une improbable image de polaroïd.

Jerôme Garcin

Lundi 9 mars 2009 à 10:36

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Ce fut, sur la scène d'un théâtre à l'antique creusé dans la roche rose, un après-midi caniculaire. Derrière ses volets italiens, Ramatuelle sacrifiait au rituel de la sieste. L'air sentait le romarin étouffé, la résine brûlée. Une brume de chaleur ajoutait au mirage de l'instant. Soudain, jaillie comme de la pierre pour rompre la somnolence de l'été, une petite cantate très pure s'éleva droit vers le soleil, grimpa le long des gradins, tourna autour du vieux figuier à la frondaison équitable, résonna le long des ruelles sarrasines et fit taire les cigales, cachées dans les lauriers-roses. C'était Barbara, à la conquête des maures. Pour clore une tournée à travers la France, la  " nomade heureuse "  avait accepté d'ouvrir, le 1er août 1990, le sixième Festival Gérard Philipe  " Un ange romantique vole au-dessus de nous "  assurait-elle et répétait, en tenue de campagne, son récital du soir. Elle testait l'acoustique avec une autorité maternelle et malmenait ses trois hommes du voyage  :  Gérard Daguerre, qui jouait du piano debout, Serge Tomassi, prolongé par son accordéon, et Manut, percussionniste en short. L'amphithéâtre à ciel ouvert était vide. Barbara travaillait. A cette heure et à cette température-là, elle devait même être la seule, dans tout le Var, à travailler. Fors une poignée de techniciens, qu'elle commandait à la voix et au geste, personne n'eût osé s'approcher de la scène. Car Barbara pouvait aussi faire peur. J'était caché en coulisse avec mon fils aîné, Gabriel, alors âgé de six ans, que le protocole de la célébrité n'intimidait guère. C'est que Barbara ne figure pas, pour lui, une grande artiste ; elle était une voix familière, la compagne des soirées à la maison, la complice des balades en voiture, une invitée permanente, la douce paix des familles où même les morts qu'on a aimés continuent de solfier, au crépuscule, avec les vivants. Comme beaucoup d'enfants de France, Gabriel avait grandi avec les chansons de Barbara que nous écoutions, Anne-Marie et moi, depuis toujours, depuis que nos propres parents avaient bercé nos dimanches avec Ma plus belle histoire d'amour et soigné nos scarlatines au Bois de Saint-Amand. Pour trois générations, Barbara était restée la même. Une intime universelle. A peine remarquait-on que l'on était passé du 78 tours au compact, du Teppaz à la chaîne. Comme certaines statuettes de Tanagra, elle avait connu tous les supports. Je me souvenais de mon père, déjeunant tous les jours à la maison parce qu'il ne supportait pas les repas professionnels, assis, à l'heure du café, dans son grand fauteuil d'osier pour écouter ses enregistrements préférés  :  ceux du concert de Bobino, en 1967, et de l'Olympia, en 1969. Il fermait les yeux et, à la fin du disque, repartait, rasséréné. 
 
Jerôme Garcin
 
La suite demain !

Mardi 24 février 2009 à 20:58


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Une timide hardie

J'ai passé une audition à Écluse. Je n'ai pas été retenu d'ailleurs. Barbara était dans la salle. Et, à la fin de mon passage, elle est venue me demander de lui donner une de mes chansons. Je la lui ai donnée et elle en a fait ce qu'elle a voulu  c'était " Veuve de guerre "  Elle a changé l'harmonisation, je crois. A l'époque, elle ne chantait pas ses propres textes.
C'était sympa de m'en prendre un à moi...
 

Barbara, c'était quelqu'un de très timide qui pouvait parfois être hardie, comme tous les timides. C'était quelqu'un d'écorché, aussi, en la voyant j'ai pensé qu'elle avait eu des coups durs. Elle m'avait demandé de lui écrire une autre chanson sur le thème de la séparation. Et puis ce texte, c'est elle-même qui l'a écrit finalement. C'était " Dis quand reviendras-tu ? " Au fond, elle a toujours eu envie d'écrire ses propres textes, je crois.
Mais elle n'osait pas.

Marcel Cuvelier ( Comédien )

Dimanche 15 février 2009 à 11:17

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Quand Barbara téléphone à Catherine pour la rencontrer… Catherine n’en croit pas ses oreilles, elle se croit dans un rêve… mais ce c’est pas un rêve…

" Je n’ai pas écrit pour beaucoup de gens, juste pour des femmes, Françoise Hardy entre autre. Un jour Barbara a souhaité me rencontrer. Nous avons beaucoup ri, passé des moments fabuleux et sommes devenues très amies "

" Dans un demi-coma, je crois comprendre que nous fixions un rendez-vous. Je ne manquerai pas de m’y rendre… Si je survis à ce coup de fil !!! ... Le jour fatidique je me présente au rendez-vous, le visage taillé dans un cachet d’aspirine et le reste du corps agité par des soubresauts incontrôlables. Devant mon état Barbara ne sais plus s’il vaut mieux me tendre la main… ou bien une chaise ! "

Pour elle j’ai composé deux chansons " Accident  " et " Au clair de la nuit  " ( album " Amours incestueuses " ) Elle m’a apporté une foule de chose et par dessus tout une grande émotion : la joie d’avoir pu écrire pour " La grande dame en noir " Si je vous dis que Barbara est gémeaux, vous comprendrez pourquoi nous nous entendons bien dès le départ. A nous deux, nous sommes quatre…! Et quatre fous plus passionnées, un jour rire, le lendemain la guerre, au total beaucoup d’humour, mais souvent noir. A jouer aussi à pile ou face, la seule perdante entre nous… c’est la pièce ! "

 Catherine Lara  ( L’aventurière de l’archet perdu )

Mercredi 4 février 2009 à 11:21

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 Le soupir du saxo
 

Elle était maladroite, sans-gêne, trop impatiente et parfois si brutale dans sa délicatesse, si myope dans sa clairvoyance, si fière dans ses doutes " Il y a deux femmes extraordinaires : elle et moi " avait diagnostiqué une autre exhibitionniste, Margueritte Duras. Elle n'imaginait pas que la nature pût lui résister. Je l'ai vue, avec une bêche, maltraiter, à Précy, des parterres de roses qu'elle retournait comme un vieux matelas : tout un chantier, pour une seule graine à l'avenir compromis. Elle cuisinait plus férocement encore, brûlait de confuses et surépicées poêlées de légumes qu'elle jetait à la poubelle, capitulant d'un geste rageur devant l'ennemi potager. Mêmes ses savantes œuvres de tricoteuse souffraient, dans la côte de cheval, de cette impétuosité naturelle ; telle une araignée prisonnière de sa toile, elle finissait par se perdre dans d'obscures mailles et des points imaginaires. Elle dilapidait aussi sa fortune, donnait sans compter, confondait anciens et nouveaux francs, ignorait jusqu'à l'usage des cartes de crédit, semblait jouer, avec de vrais billets, à une éternelle partie de Monopoly ( je dus la sermonner le jour où elle envoya à mon fils Gabriel, alors âgé de treize ans, de quoi s'acheter un scooter, et pourquoi pas un coupé sport ? Elle s'excusa à la manière de l'enfant pris en faute ) Enfin, elle n'était pas moins sauvage, ardente et malhabile en amour. La seule fleur que Barbara ait entretenue avec un soin maniaque, la seule laine qu'elle ait filée précautionneusement, le seul trésor que cette dissipatrice ait conservé, le seul amour dont elle ait été à la fois le maître et l'esclave, qui ait été sa raison de vivre et la cause de son désespoir, pour lequel elle eût tout sacrifié, c'était sa voix. Elle la coulait dans des boissons chaudes de rebouteuse, l'enduisait d'un miel de sapin, la protégeait avec des écharpes, l'enroulait dans des boas, la mettait au vert, et, par crainte qu'elle ne lui échappât, réglait l'univers à sa hauteur. Pour cette voix si précieuse, le piano était invariablement accordé à 442, le tabouret de dentiste bloqué à 61 centimètres et la température fixé en coulisse à 18° ( toujours armée d'une clef anglaise, Barbara surveillait, menaçante et irascible, les radiateurs en surchauffe ) Car les chiffres la rassuraient. L'on ne dira jamais assez combien les grands maniaques sont des excentriques qui gouvernent leur névrose en lui infligeant un code de conduite coercitif. Tout au long de son existence, Barbara a poursuivi la chimère de pouvoir garder intacte, telle que nous la restituent ses disques des années cinquante marqués par le registre réaliste, son admirable voix de mezzo, tendance contralto. elle est à la fois grave et flûtée, caressante et impertinente, chaude comme la laine et légère comme la neige, elle monte, descend, ondoie sous le vent et n'en finit pas de jouer avec nous. Elle est son visage, son corps, son âme et sa mémoire. Elle tient de l'opéra et du caf'conc ( elle avait d'ailleurs réconcilié, sous de Gaulle, les esthètes du Palais Garnier et les forts des Halles, les lycéennes en kilt et les troupiers au cœur de porcelaine ) A partir de 1981, c'est-à-dire de Pantin, Barbara commença à perdre celle qui était devenue sa plus fidèle compagne et sa meilleure interprète. Sa voix se brisa. Elle s'en inquiéta. S'affola. Crut que jamais elle ne pourrait rechanter. Une bête blessée au sommet de la gloire. Elle entra dans cette guerre contre les ravages du temps dont elle n'allait jamais sortir. Ici et là, on se mit soudain à railler sa phonétique défaillante, stigmatiser son articulation fatiguée, regretter l'époque où le timbre était clair, l'intensité dramatique et l'accent, aigu. Les premiers enregistrements sont en effet d'une cantatrice, qui m'épate et me séduit ; le tout dernier, qui me bouleverse, d'une asthmatique. Je confesse pourtant n'avoir jamais tant aimé cette voix qu'à l'heure incertaine de ses combats pour sa survie car c'était, soudain, une voix qui avait vécu, qui avait souffert et qui avait voyagé sans se retourner. " Il faut, pensait Joubert, qu'il y ait plusieurs voix ensemble dans une une voix pour qu'elle soit belle. Et plusieurs significations dans un mot pour qu'il soit beau " A la fin, il ne restait plus, de l'ample registre d'antan, qu'un souffle court, une expiration voilée, un obstiné murmure, un mezzo brisé, un long soupir de saxo poursuivant en vain quelques mélodies de jeunesse, et leur virtuosité perdue. Même dans " Ma plus belle histoire d'amour " il y avait, sur le tard, du rauque, du rugueux, du roux d'automne, des ronces et des regrets ( dernier récital d'une inconsolée qui n'avait jamais si bien touché les cœurs ) Cette voix qui nous avait longtemps réconfortés, maintenant qu'elle était au crépuscule, c'est nous qui la protégions, comme on entretient un feu de bois, l'hiver, dans une grande maison vide.
Jérôme Garcin ( journaliste )

 

 Ma voix, quand je l'entends, je ne l'aime pas. Pour tout te dire, elle m'insupporte, je ne cesse de lui trouver plein de défauts. Mais celle que le public entend, alors oui, elle me plaît. "
Barbara

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