La semeuse de refrains est une amoureuse. Exaltée et volage, amante passionnée et victime consentante. Elle n'imagine pas que l'amour puisse être tiède, qu'il lui soit autorisé de s'éroder lorsqu'il se frotte aux habitudes et au temps. Elle se veut livrée entière à la chaleur de la brûlure, à la douleur de ses morsures. Hubert la découvre un soir à L'Ecluse et leur amour prend comme un feu d'été, indomptable et exubérant. Elle voudrait être certaine qu'il l'aime, le lui réclame jusqu'à plus soif. Quand son diplomate la quitte pour retourner à Abidjan où il vit à mi-temps, elle se désarticule, se dévitalise. Elle chante à minuit et attend un signe tout le reste du jour : une poignée de mots cachetés, un coup de fil, ou qu'il pousse une porte. Lorsqu'il reparaît, les jours ne sont plus assez longs pour contenir tant d'amour. Il s'échappe à nouveau, l'exhorte à le rejoindre. Ils ont des orages. Barbara, féline, rentre ses griffes et ses violences. Elle se fait petite et douce aux heures de l'amour mais bondit soudain, pareille au cabri. Elle chatouille la quiétude du moment pour lui donner quelque fulgurance, tire sur ses liens pour en garder aux poignets la trace rougeoyante et douloureuse. L'assurance de se sentir vivante, infiniment aimée et désirée. J'ai besoin d'être dominée, je crois, comme beaucoup d'entre nous. Moi, j'ai besoin d'avoir constamment au poignet un bracelet d'argent cerclé, d'esclave. Parce que l'absence d'Hubert est un poison dans ses veines, elle convainc finalement les patrons de L'Ecluse de la laisser s'échapper un temps pour se rendre en Côte-d'Ivoire. Il n'est pas question de dépendre de lui, et encore moins de ne pas chanter, aussi la proposition d'engagement de Jo Attia, qui vient d'ouvrir un cabaret à Abidjan, tombe-t-elle à point nommé. Le Refuge, c'est un peu Chicago en pleine Afrique avec son lot de brigants bien sapés et de réglements de comptes à l'emporte-pièce. Ici les hommes ont le sang chaud, et c'est bien étrange de faire chanteuse entre une danseuse du ventre et une strip-teaseuse. Il y a aussi les soirées des nantis, blanc, bien sûr, qui contemplent leurs nombrils et leurs riches atours, et toutes ces femmes qui battent des cils sur le passage d'Hubert et qui, pire, réclament à Barbara une chanson, ce dont elle ne leur fera jamais la grâce. Ce spectacle pathétique lui porte au coeur et elle enrage de se nier de la sorte, même par amour. L'Ecluse la rapelle, elle laisse Hubert mais s'en va avec la promesse qu'il la rejoindra dans quelques semaines. Les arbres se dépouillent de leurs cheveux d'été, le ciel s'alourdit et se grise, et lui qui ne revient pas... L'absence est une maladie terrible, une lèpre qui grignote l'âme.
Je vais, je viens, je vire, je tourne et je me traîne. (...)
Et j'ai le mal d'amour et j'ai le mal de toi.
Face à son piano, Barbara met en forme le manque qui l'assaille. Elle cisèle un lamento dont les aigus sont pareils aux pics qu'elle porte plantés dans le coeur. Dis, quand reviendras-tu ? demande-t-elle à Hubert alors qu'elle lui fait écouter sa chanson par téléphone, avec en prime la menace d'un ultimatum qui a le mérite d'être limpide.
Je ferai de nous deux mes plus beaux souvenirs. (...)
J'irai me réchauffer à un autre soleil.
Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin,
Je n'ai pas la vertu des femmes de marin.
La déclaration d'amour est de taille. Hubert revient. Il obtient d'elle qu'un temps elle ne succombe à l'appel d'aucun piano. Il la veut pour lui seul. Elle rôde autour de son instrument et tient bon. Elle flanche finalement dans le hall d'un hôtel, il ne décolère pas, elle le rattrape encore. Hubert doit regagner Abidjan, mais avant il met sa belle à l'abri. Au 14, rue de Rémusat, dans le seizième arrondissement, tout près du pont Mirabeau. Son Rémusat est dans les nuages : un septième ciel-étage sur terrasse, avec un beau salon où trône le piano à queue et une chambre bleu nuit. C'est beau le bleu, c'est couleur de repos, de paix. Hubert continu d'aller et venir. Barbara se défend d'avoir la vertu des femmes de marin ; pourtant elle veille comme telle, son piano et son magnéto pour seuls compagnons. Il propose de ne plus repartir si elle renonce à sa vie de chanteuse. Les mots d'amour, ceux d'humour, les souffles caressants entre deux notes, les sourires complices et le grand frisson quand vient le rendez-vous de minuit, il ne les partagera plus. Elle doit choisir entre lui et son amant de mille bras - son public.Elle aurait bien aimé être sa danseuse, une cocotte poudrée et docile dans un salon aux murs de soie tendue. Elle aurait bien aimé vivre alanguie dans sa chambre bleu nuit, à attendre son retour. Mais elle brûle d'un autre feu. En elle tourbillonnent des chansons. C'est triste Rémusat depuis qu'il n'y a plus l'espoir d'y voir Hubert. Toutefois, ils ne se quittent pas fachés. Elle lui a offert une chanson, il lui laisse le mobilier. Quand ses solitudes manquent de la faire se jeter par-dessus bord, elle s'arrime et se sangle à son piano-vaisseau. C'est alors une aventure merveilleuse, un voyage épatant. La liberté est un luxe qui se paie cher. Qu'importe... Barbara n'a pas le sens de l'économie !
Quand on aime un homme, mieux vaut se quitter quand l'amour est à son maximum. Rien n'est plus atroce que ces amours qui meurent lentement, qui se dégradent. De toute façon, un homme ne peut pas faire une vie. J'ai brisé un amour par amour du public et de la scène, car ce métier vous permet de faire du bien, de donner de l'amour à mille personnes en un soir. Vous comprenez ? D'ailleurs, un homme n'accepte pas que sa femme qu'il aime se " déshabille " tous les soirs devant mille personnes.
D'autres hommes viendront l'aimer. De passage, par intermittence, passionnément... Mais la passion de chanter est plus forte que celle de former un couple.
J'ai passé plus de nuits à chanter
Que de nuits dans les bras d'un homme.
Extrait du livre