Mercredi 13 mai 2009 à 8:32

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Elle est venue un peu tard dans ma vie. Je suis loin de tout connaître d'elle ; j'ai envie de la découvrir peu à peu, comme si elle était encore vivante. Sa voix, d'abord : elle a un calme rare, dont on dirait qu'il vous regarde droit dans les yeux, et qui met du silence dans son piano. Un calme qui contient une fièvre : elle sait s'emporter, tout en gardant l'élégance de ne pas dévoiler l'étendue de sa colère, de ses blessures, de parler de l'horreur tout en n'en parlant pas. Dans Le mal de vivre, dans Mes insomnies, il y a toujours une éclaircie. Et puis ses mots, leurs parfums d'herbe et de mousse...Au bois de Saint-Amand résonne de rires, du bonheur de l'instant. On sent la forêt, on voit une femme marchant pieds nus... Et puis ses notes, d'une grande précision, comme des lames, et parfois caressantes, et parfois laissant entrevoir quelque chose de sauvage... Entre sa voix, ses mots, ses notes, il y a une alchimie. Aucun décalage entre ce qu'elle dit, et ce qu'elle dit mélodiquement : c'est rond, homogène. Elle et son piano, c'est un duo d'amour. On y entend que c'est une femme de plaisir, que l'amour, chez elle, c'est aussi l'amour de la sensualité. Elle chante  " je n'ai pas la vertu des femmes de marin ", mais c'est elle le marin, elle la vagabonde. C'est la beauté de sa féminité : elle est libre. Quand elle chante, elle est maître du temps. Nous, pas toujours. Elle retient les notes, les suspend, les prolonge. Le temps, quand on chante, on l'orchestre, mais parfois, on ne sait pas ce qui se passe. Elle, j'ai l'impression qu'elle sait. Il y a dans son chant la plénitude de l'instant partagé entre elle et nous. On vient dans son histoire, elle nous accompagne dans la nôtre, parfois dans l'inconnu de nous. Et ce n'est jamais impudique. Je ne me vois pas interpréter Barbara, même si je la chante chez moi... Je préfère la découvrir, regarder resplendir l'étrange beauté de son visage, de son animalité, de sa noblesse.
 
Daphné  ( Chanteuse )

Lundi 4 mai 2009 à 8:54

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Croquis de Luc Simon

Barbara s'était installée dans cette principauté musicale au début du mois d'août 1996 pour y vivre pendant deux mois et demi, coupée du monde en marche, du monde souffrant que, d'ordinaire, elle ne laissait jamais de vouloir réconforter. Elle avait quitté son jardin de Précy quand les pivoines irradiaient, la glycine riait, le tilleul embaumait, à l'heure voluptueuse où les chats faisaient la sieste sur la pierre chaude. En fait de bagages, elle avait emporté son rocking-chair, son piano à queue, ses châles noirs, ses ballerines et son thermos pour la chicorée quotidienne à laquelle, jadis, André Schlesser, alias " Le gitan " l'avait initiée à l'Ecluse. Car elle buvait n'importe quoi. Je le lui disait. Elle riait de son mauvais goût. " Tu comprends, m'avait-elle alors avoué comme pour excuser son intransigeance, ce disque, c'est mon dernier enfant, mon dernier cri. "  Elle venait d'avoir soixante-six ans et, caressant son ventre, mimait en grimaçant la parturiente : " J'avais oublié l'angoisse joyeuse de la maternité musicale. "  Car, sauf pour mixer ses enregistrements live entre deux tours de chant, elle n'était plus retournée en studio depuis son album Seule, en 1981. Quinze années de scènes, de tournées, de stress, de trac, le corps qui danse de ville en ville, qui s'offre de foule en foule, la voix qui vibre dans l'ait pur, pas le temps de s'arrêter, pas l'envie de se cloîtrer pour être gravée sur un disque, entrer en studio, créer sans public, c'était donc, pour elle, l'antichambre de la mort. Barbara savait bien qu'à Suresnes, en cet automne trop chargé de souvenirs, menacé par l'orage, elle chantait une manière de testament. 8 octobre 1996 : au bout de la route. Quatre semaines avaient passé. Comme d'habitude, je guettais ses imprévisibles commandements. Coup de téléphone, un matin. " Viens, s'il te plaît ! "  J'accourus. A l'entrée du studio, elle me fit remettre une lettre sans ponctuation : " Cher toi Ecoute je suis très heureuse de te voir parlons nous très doucement j'ai du mal à sortir de ma bulle j'Arrive "  Je patientai dans l'entrée. Je savais que le mixage touchait à sa fin et que cela tenait, une fois encore, du miracle. Quelques jours plus tôt, en effet, Barbara avait dû être hospitalisé en urgence. On lui avait porté les dernières cassettes à la clinique, où elle écoutait sous perfusion, les corrigeait au scalpel. Ce fut un combat de chaque instant, qu'elle mena, comme toujours, tête haute, foudroyant d'un regard d'acier son ennemi intérieur. La lutte finale. Et puis, les médecins la laissèrent revenir en studio. Glissant vers moi sur le parquet blond avec une allégresse de rescapée, " Ca y est, c'est fini ! Ce disque-là, c'est du bonheur. Erreur ou pas, c'est ca que je voulais, c'est exact, oui c'est exact. On m'a tout donné pour que j'y arrive, on a accepté mes exigences, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Ce disque, je voulais qu'il me ressemble, avec seulement le temps qui a avancé sans me changer. Quand je l'écoute, je pense que je suis OK avec cette femme-là, que je n'ai pas honte, je n'ai honte que de la misère, du malheur, de la souffrance et de l'exclusion. "  Et soudain, murmurante, mais sans amertume : " Je sais bien que je suis au bout de la route, mais ça n'est pas triste, c'est même plutôt joli. Car plus le temps passe, plus je me sens libre. Tiens, je vais chanter pour toi tout seul. "  Jamais je n'oublierai cet instant-là, ce temps suspendu. Elle se dirigea vers le piano, ses yeux fixèrent les miens comme une voyageuse poursuivant du regard l'ombre qui s'éloigne sur le quai, ses doigts caressèrent tendrement le clavier et sa voix, cette voix qui venait de tout son corps, pas de la gorge, donna aux mots simples que Guillaume Depardieu avait écrits pour elle une sereine grandeur. A force de... Le 11 octobre, elle quittait sa " Bulle " pour toujours. Elle retrouva son jardin de Précy dans l'éclat roussâtre de l'automne, sa maison dans le tranquille épuisement du travail accompli, et puis elle accompagna son disque jusqu'à la gravure. Il sortit le 6 novembre. Une date qui lui tenait à cœur, une date inscrite dans le carrare des sentiments éternels. C'était le jour de la mort de sa mère. Le jour aussi où, trois ans plus tôt, elle était montée, une dernière fois au Châtelet pour chanter son credo, son espérance et notre reconnaissance : Le jours se lève encore. Trois cent soixante-dix-sept aubes plus tard, sans avoir pris la peine de vieillir, soucieuse que jamais on ne la vît  " fanée sous sa dentelle "  Barbara s'éteignit dans un hôpital de Neuilly. Elle repose dans le cimetière de Bagneux, tout près de celle dont elle ne fit jamais le deuil, qu'elle avait tant aimée, qui seule avait sécher ses larmes et recueillir, du bout des doigts très fin, son désespoir d'enfant, sa grand-mère, " Granny " Certaines nuits, il paraît même qu'on entend monter des tombes et les cippes du carré juif les notes réconfortantes d'une berceuse russe et que plane, avant l'aube, un léger parfum de strudel aux pommes, parfum de bonheur sauvé du désastre.
 
Jerôme Garcin  ( journaliste )

Jeudi 30 avril 2009 à 9:41

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Croquis de Luc Simon

Quand nous sommes arrivés chez elle pour les premières répétitions, raconte Gérard Daguerre, nous n'avons pratiquement pas joué, nous avons beaucoup parlé ; elle m'a laissé tout seul dans cette grande maison pour voir comment j'évoluais, c'était très particulier, je suis resté quatre jours avec elle. Elle était insomniaque. Il nous arrivait de faire de la musique jusqu'à quatre, cinq heures du matin, sans partition ; elle me disait " Faites ce que vous voulez jouer " ; elle jouait du piano. C'était hallucinant, c'était un souvenir incroyable, cette femme qui jouait pour moi seul. Tout cela est très difficile à expliquer, je ne savais pas encore si nous pourrions travailler ensemble. Elle savait comment je jouais du piano, ce n'était ni un problème de note ni de musique, c'était uniquement un problème de vivre ensemble et cela pour elle était primordial... On ne travaille pas, ce n'est jamais un travail, c'est un plaisir ; si ce n'est pas un plaisir, on s'en va. (...) C'est quelque chose d'inouï, car personne ne travaille comme elle. Elle demandait beaucoup aux musiciens, je me souviens qu'avec Roland Romanelli il était fréquent que l'on travaille jusqu'à cinq heures du matin, c'est épuisant. D'autres s'y sont essayés avant moi et n'ont pas résisté. (...) Je pense qu'elle lisait très peu la musique, elle arrivait à déchiffrer une ligne mélodique mais elle ne pouvait pas écrire la musique... Elle me chantait par exemple " tiens le violon il va faire loulouloulou. " et puis moi j'écrivais ce que j'entendais, ce qu'elle me chantait donc ; on faisait ça des journées entières. La fois où elle m'a le plus sidéré, c'est quand on a fait son dernier disque et qu'on a enregistré " Femme piano ", elle a voulu faire le mixe et je dois dire que je ne n'étais pas tout à fait d'accord avec son mixe parce qu'il y avait beaucoup de choses qu'on n'entendait pas, des choses magnifiques et c'était dommage parce que ces choses-là, c'était elle qui me les dictait par téléphone, le violon va faire ça, la trompette va faire ça et moi au bout d'un moment je me disais ça va faire une cacophonie incroyable ! Et quand tout ça s'est mis en route, c'était super. D'ailleurs je lui ai dit " Mais vous vous rendez compte de ce que vous avez fait là c'est inouï, c'est incroyable. " (...) Elle m'a dérangé une seule fois un jour férié en m'appelant chez moi, parce qu'il y avait un accord qu'elle ne trouvait pas. " Il faut que tu viennes immédiatement je ne trouve pas l'accord ", elle cherchait un truc, un accord, elle ne le trouvait pas, elle était sur son piano, elle tapait sans arrêt, elle n'y arrivait pas ; je suis arrivé chez elle ça a duré trois secondes parce que cet accord pour moi c'était évident, je savais ce qu'elle voulait alors je lui ai dit : c'est ça Barbara, vous voyez, je servais à ça en fait... C'était des renversements, des choses comme ça, on était arrivés tous les deux à une complicité incroyable. On avait plus besoin de parler, je savais ce qu'elle voulait, c'était formidable... L'exigence qu'elle s'imposait dans son travail, je la vivais comme elle en fait, parce que si on n'était pas dans son sillage, ça ne marchait pas, aucune concession n'était possible, pour faire un spectacle avec elle, on répétait six mois et je savais très bien que pendant six mois je ne pouvais rien faire d'autre. Le lendemain d'une répétition, lorsque j'arrivais, elle me disait souvent : " Ce qu'on a fait hier ça va pas du tout " , c'était pratiquement tous les jours... Et on recommençait à l'infini. Ca s'arrangeait quand on commençait à jouer sur scène ; là, c'était fini mais quelques jours avant ça continuait : il y avait un doute permanent sur beaucoup de choses et moi je trouvais cela extraordinaire ; ça peut paraître un travail pénible, mais pas avec elle (...), elle avait cette façon de le faire, je savais qu'elle avait raison, elle savait ce qu'elle voulait... Sur scène, on était trois souvent avec Mahut, Sergio ou Azzola, avant de jouer je parlais tout le temps avec Barbara, suivant la conversation que j'avais avec elle ou l'état où elle se trouvait je faisais jouer les musiciens différemment. Parce qu'on jouait jamais deux soirs pareil, c'était ce que disait Mahut, j'ai toujours réussi à rendre " carrées " les chansons qui ne l'étaient pas, on était arrivés à quelque chose d'incroyable ! Pour moi, ça va au-delà de la musique. Ca peut se rencontrer dans le jazz, en musique classique, mais c'est rare. (...) Dès que je la voyais se mettre au piano, même si elle ne chantait pas, qu'elle jouait comme ça, c'était Barbara, c'était incroyable ! Pas des problèmes de vélocité, c'est pas ça la musique, c'est pas des notes, comme elle le disait souvent, c'est pas de faire des notes, faire des notes c'est pas difficile, faut travailler, travailler, mais faire des belles notes, peu, ça c'est difficile, (...) Quelle que soit la musique que j'aborde, (...), je l'aborde dans cet esprit-là. Je vais à l'essentiel de la musique, dans la beauté des gens. (...) C'est inouï de penser que sa rencontre a non seulement transformé ma musique, mais aussi ma vie ; quand on croise quelqu'un comme Barbara et que l'on vit avec elle pendant des années, vous ne pouvez pas sortir indemne. C'est impossible.
 
Gérard Daguerre ( accompagnateur depuis Pantin 81 )

Mardi 28 avril 2009 à 9:37

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Croquis de Luc Simon


Ceux qui aujourd'hui découvrent Barbara en écoutant ses disques ou en visionnant ses concerts ressentent cette émotion. La vibration n'est pas la même qu'en scène mais sa voix et son image véhiculent son incroyable présence et ce lien unique qu'elle entretenait avec le public.

Barbara, c'est cette voix singulière et indissociable de sa personnalité partie intégrante de son magnétisme et qui, en présence du public, donne le meilleur d'elle-même. Au fur et à mesure que le tour de chant avance, sa voix s'échauffe. Elle monte un peu plus haut dans les aigus, s'approchant un peu plus des graves. Une voix douce à frémir, sans violence même lorsqu'elle dénonce le crime ou l'injustice, et devient plus fluide répondant aux sollicitations de ces vibrations invisibles que lui transmet le public. C'est une caresse. Du bien-être à partager. Elle et eux ont embarqué sur le même vaisseau pour un voyage dont le spectacle n'est qu'une escale parmi d'autres. Ils ne se séparent pas lorsque les projecteurs de la salle s'éteignent. Une autre lumière resplendit en eux dont ils gardent l'empreinte incandescente. Comme Barbara les emporte lorsqu'elle ne chante pas, ils vivent avec elle accrochée au cœur une fois rentrés chez eux. Ils attendent le prochain rendez-vous. Ils savent qu'elle leur voue une fidélité absolue. Comme elle le constatait elle-même, il n'y a pas d'explication logique, pas de formule magique. Barbara possède ce pouvoir de transcender les sentiments. Elle, qui avait puisé en elle-même tellement de force pour surmonter l'enfance blessée, possédait ce don communicatif, cette ouverture sur les autres. Cette capacité à faire passer dans un regard, dans un mot l'essentiel de la vie. " Je leur parle de choses qu'ils connaissent, disait-elle : la solitude, la perte de quelqu'un, le quotidien de chacun. Ils sont dans un moment de vulnérabilité, ils traversent un désert et savent que j'en ai traversé, que nous avons quelque chose en commun ; que je ne triche pas "

Cette force intérieure n'empêche pas les déchirures, les doutes. Chantez lui apparaît parfois dérisoire en comparaison des malheurs qui frappent l'humanité, comme les guerres, la faim... Elle s'interroge. Peut-on encore chanter quand sur la terre tout se déchire et quand autour de soi c'est trop souvent le soleil noir ? Donner, se donner comme cela, à corps perdu a ses limites. Elle se retrouve parfois au bord de l'abîme. Epuisée. Après la folie des tournées, des concerts qui se sont enchaînés nuit après nuit, une sensation de vide immense l'envahit. Il faut se séparer... C'est une respiration indispensable qu'elle doit prendre pour être encore capable de donner une fois prochaine. Elle ne part pas... Elle protège cet amour unique qui existe entre eux. Ce bonheur qui peut-être destructeur si on ne parvient pas à le canaliser. Elle s'endort pour se délivrer de cette fatigue, évacuer le doute et la peur de ne pas être à la hauteur de cette relation passionnelle avec le public. Elle doit se contraindre à les oublier un peu pour se reconstruire, pour rendre sur la scène ce qui lui a été donné. C'est une solitude choisie, nécessaire à son équilibre.

Elle s'isole aussi pour ne pas rester prisonnière de Barbara, ce personnage d'artiste qu'elle a construit plus ou moins consciemment pour échapper à son passé. La femme de théâtre qui range ses habits de scène vit avec cette sorte de contradiction. Ce besoin d'être aussi elle-même. Celle qui s'habille de blanc, qui aime s'endormir dans les tentures azur de sa chambre. Celle qui dans sa maison de Précy écoute la nuit silencieuse narguer ses insomnies. Barbara, la femme qui ne chante pas, ce double consubstantiel de celle qui chante. Elle ne peut pas se laisser enfermer sous le visage unique de Barbara sous peine de ne plus être authentique, de ne plus être cette vérité qui fonde sa relation avec le public. Malgré cette proximité de pensée, il y a un juste milieu à trouver, une certaine distance à respecter. Elle doit savoir fermer sa porte, déjouer les importuns, ceux qui ne sont pas capables de trouver eux-mêmes les limites à ne pas dépasser dans cette relation fusionnelle. Ceux qui attendent trop d'elle et qu'il faut bien éconduire. Barbara dans " L'enfant laboureur " ( 1973 ) tentera une explication afin de dédramatiser cette situation auprès de ceux qui lui rendaient parfois la vie impossible.
 
 
 
 
Didier Millot

Jeudi 9 avril 2009 à 8:27


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Barbara et le bassiste Laurent Vernerey

Je l'ai toujours connue, c'était une amie de mes parents, elle est devenue celle de leurs enfants, comme avec les Picasso et les Depardieu. Elle avait demandé à Paloma Picasso de faire ses bijoux pour la pièce  " Madame " ; à moi, j'avais 12 ans, de choisir des coussins pour sa loge. J'ai souvent décoré ses loges par la suite. Elle y passait beaucoup de temps, et beaucoup de gens y passaient  :  elle les voulait hospitalières, très maison. Un peu d'or, un peu de noir, des photos, des coussins, des drapés, des tapis, un assemblage de broc et de charme. Je me souvient encore de cette odeur qu'on ne trouve que dans les théâtres et que j'ai découvert avec elle, à son premier Bobino en vedette  :  ce mélange de poudre et de transpiration. Sa tenue de scène était en velours de coton, très raide. Quand j'ai été engagé par Guy Laroche, mon premier costume haute couture a été pour elle  :  du velours de soie, qui bouge davantage, et un pantalon à taille large et à bretelle croisées, pour laisser respirer le corps et libérer les mouvements. Elle est devenue acrobate, s'est renversée sur son piano, lovée dans son rocking-chair. J'ai le souvenir de ses crises d'angoisse, mais aussi de ses rires ; d'elle chantant la chanson de Sabine Paturel, Les bêtises, dans un embouteillage ; entre Nina Simone et Myriam Makeba ; des expéditions avec elle dans les grands magasins pour voler des montres, des grosses, pour sa myopie ; de l'hôpital du Val-de-Grâce où nous faisions monter des paniers de bouffe par la fenêtre... Quand elle allait mal, les écharpes qu'elle tricotait s'allongeaient à n'en plus finir. Quand elle allait bien, elle nous accueillait avec des clafoutis et des tartes aux pommes. Je ne l'ai jamais vue faire quelque chose de minable ou de banal. Elle était généreuse, elle était excentrique, elle était rare.
 
 
Michel Klein  ( Styliste )

Mardi 7 avril 2009 à 9:20

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Pendant quelques années, Barbara ce fut surtout  " Il pleut sur Nantes... "  Ayant perdu mon père, cette chanson m'accompagnait les nuits où l'on n'arrive plus à éloigner l'absence.  Paresseuse, j'en restai là. Un jour une amie vint tout bousculer  :  " Je t'ai pris une place pour son concert de Mogador. Tu viens avec moi. "  Impossible de refuser, elle rayonnait. Moi,  j'avais peur. Peur de ne pas partager sa ferveur et de la décevoir.  Le 6 février 1990, je me fais petite dans mon fauteuil. Autour de moi une salle comble, religieuse. Comment se débrouille-t-elle pour réunir autant de monde, sans aucune promotion préalable ? L'impression magique qu'il lui a suffi de murmurer  :  " Je serai là, ce soir, je vous attends. "  Me voilà obligée d'admettre qu'elle est la seule artiste française à se permettre cette apparente désinvolture. Cependant la dame, dans mes pensées, reste maniérée, éthérée. Le rideau s'ouvre. Sourde à la clameur qui monte, je m'isole. Je ne veux pas me laisser prendre. En fait de longue dame brune, c'est un soldat qui débarque sur le plateau, qui envahit la scène à grandes enjambées, qui nous questionne, qui nous bouscule. La sensation d'être chahutée par la houle en pleine mer. M'arrivent par vagues la joie, l'énergie, la drôlerie ( mais oui ) ; obstinée, je me ratatine davantage. Je veux l'observer. Pour voir quoi ? Une femme, faite de chair et de sang qui crie son amour, sa colère et qui joue avec son public. Qui le dompte, le soumet, mais paye infiniment de sa personne, mettant à mort ses propres défenses. Je la pensais voile, elle est mât. Sa voix aiguë qui parfois me... Mais non, la voilà rauque, grave, enjôleuse, une voix qui jazze entre révolte et abandon. Sacrée comédienne ! Je suis devant Phèdre tout entière à sa proie attachée. Il est sûr qu'elle ne nous lâchera pas avant de nous avoir mis KO... Lorsqu'elle lève un bras implorant ou accusateur vers le ciel, elle semble tutoyer Dieu, lui reprochant de nous laisser en souffrance. Donnant tout, elle nous prend tout. Voilà j'ai pensé Nous. Attrapée ! Ivre de joie et de fatigue, elle revient inlassablement au rythme des rappels pour chanter encore et toujours. Au fur et à mesure de son épuisement, c'est un sang neuf qui circule dans nos veines. Que peut-elle donner de plus ? J'ai compris à cet instant que le vœu de mon amie ne se réaliserait jamais, avoir Barbara pour elle seule, un instant. Même si Barbara lui en avait fait la promesse. En se protégeant, elle protégeait aussi ceux qu'elle aimait, ne voulant offrir ni sa faiblesse ni sa souffrance. Il fallait accepter ce don d'un soir et partir sur la pointe des pieds. Impossible de la voir en loge. La leçon était claire, après avoir irradié dans la lumière, un artiste doit avoir le courage de regagner sans un mot l'ombre d'un quotidien dont la banalité ne regarde que lui, fermant ainsi la porte à toute flatterie inutile. Il me restait à remercier mon amie d'avoir si fermement décidé de ma vie, ce soir là. Engourdie, étonnée par mes propres sensation, je ne l'ai fait que quelques jours plus tard.
 
Denise Chalem  ( Comédienne et auteur-dramatique )

Jeudi 2 avril 2009 à 9:02

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Tours, et puis s'en va. C'est dans le chef-lieu de l'Indre-et-Loire que, le 26 mars 1994, Barbara, qu'elle était longue la route ! mit un terme à son ultime tournée.
Comme chaque soir, plus que chaque soir, elle donna le meilleur d'elle-même. Peu avant minuit, les mains tendues en offrande dans la lumière des projecteurs, ces soleils noirs, Barbara dit adieu à tous ceux qui comptaient, dans la liesse populaire et les applaudissements rituels, sur un simple au-revoir. Eût-elle confessé que, à cet instant-là, elle tirait sa révérence, on ne l'aurait pas crue. N'avait-elle pas tant de fois, dans le passé, annoncé son départ, programmé ( ainsi à l'Olympia, en février 1969 ) qu'elle se retirait par crainte de se répéter, par haine du confort, pour ne pas tricher ni ressembler à  " une cousine de famille " mais n'était-elle pas toujours revenue ? Car elle n'avait jamais su vivre à deux, sauf avec son public. Une célibataire mariée à une foule. Couple mythique. Personne n'aurait imaginé que, en cette nuit d'un doux printemps tourangeau, son  " Je vous remercie de vous " était si lourd de gratitude, de nostalgie, si plein de sanglots muets et d'une infinie tendresse dont elle seule savait qu'elle était désormais inutile. Son corps bancroche venait de capituler, mais le cœur résistait et la tête refusait de se rendre. Au pied de sa loge, la voiture attendait l'artiste désarticulée. Elle s'y précipita, recroquevillée sur sa douleur, et fendit la nuit sans âge. Elle ne reviendrait pas sur sa décision. Barbara s'enferma à Précy, dans son  " tout petit morceau de France " Elle tricota beaucoup, avec les gestes mécaniques d'une veuve de marin, devant la fenêtre du salon, d'où tombait une lumière sans relief. L'église du village sonnait les heures, elle entendait le glas. Le deuil dura presque deux ans, pendant lesquels elle s'abrita derrière des lunettes noires et son répondeur. Pour entendre le son de sa voix, il fallait attendre que sa joie revînt.
Et un matin, Barbara se réveilla légère. Une pousse verte, dans les ruines. L'aube était laineuse. Les premières roses venaient d'éclore, la glycine blanche coulait le long des murs. D'un jet, elle griffonna John Parker Lee. Le texte ne lui déplut point. Et puis, elle écrivit Fax-moi. D'autres chansons encore, mémoires d'outre-tombe dont elle tenait que ce sont de petites pièces de théâtre qu'il s'agit de réduire à l'essentiel pour atteindre à la nudité parfaite  : "  Pourquoi, m'assurait-elle, faire quarante-cinq notes quand trois seulement sont la vérité des choses ? "  Précy fleurissait donc, Précy exaltait, Précy claironnait.  " Tu sais, jamais je n'ai été aussi inspirée. J'ai vraiment eu, à ce moment-là, le sentiment d'une renaissance. " Barbara, telle qu'en elle-même la légende la fixe, redevint alors conquérante. Comminatoire, excessive, redoutable, adorable.  " Je croyais avoir quitté à Tours ceux qui m'aiment, j'ai compris que, pour ne pas leur être infidèle, je leur devais, faute de scène, un disque, mais un disque conçu à la manière d'un récital. " Elle monta donc au premier étage de la maison, ouvrit grand les volets de la pièce où dormait son piano, sautilla sur son tabouret, gambada sur le clavier. Les mains couraient, la tête explosait. Comme toujours, elle composa des musiques que, mauvaise élève prodige, elle n'avait jamais su transcrire sur des partitions. N'ayant pas reçu de leçon de piano, ou si peu, elle " jouait d'oreille " selon son expression favorite. Ignorer la grammaire usuelle des notes, la mathématique de la clé de sol, les règles coercitives du solfège avait toujours participé de son génie, elle osait ainsi des alliances impossibles, inventait des harmonies miraculeuses. Grâce à un magnétophone quatre-pistes, elle chanta ses propres orchestrations, sa voix multiple improvisa successivement les cuivres, les violons, l'accordéon, l'harmonica. Femme symphonie, femme rajeunie, femme accomplie, sous la charpente de la vieille ferme briarde. Barbara appela le fidèle Gérard Daguerre pour que, tel l'agent EDF préposé aux compteurs, il vînt relever les notes et les traduire sur le papier. Et puis, elle téléphona au non moins fidèle Charley Marouani, son producteur depuis trente ans  : " Puisque la scène, c'est fini, je veux entrer en studio ! " Et tout alla très vite. Jean-Louis Aubert vint toquer au portail en bois de la rue de Verdun.  " Il était au début, j'étais à la fin, nous avions ce jour-là le même âge " disait joliment Barbara. Et aussi  " C'est un petit seigneur, un voyant, c'est quelqu'un de beau. " Il avait sa guitare dans une main, un texte dans l'autre Vivant poème.  " Cette chanson, nous l'avons composée ensemble en vingt-cinq minutes, dans l'allégresse et l'évidence. " Puis arriva Frédéric Botton, Guillaume Depardieu, Eddy Louiss, Richard Galliano, Jean-Jacques Milteau, Didier Lockwood et Loïc Pontieux. Oui, ils étaient tous venus au rendez-vous. Ils ne l'avaient pas seulement accompagnée, ils l'avaient rajeunie. Pour leur exprimer sa gratitude, Barbara, sur un ton définitif, avait lâché ce mot merveilleux, cette exclamation de mère italienne  : " Si le disque est raté, j'en suis responsable ; s'il est réussi, ils en sont responsables. " Il parait que, pendant les répétitions à Précy, les enfants du village, intrigués par les accents aigus de cette soudaine symphonie du bonheur, collaient leurs oreilles contre le portail de la rue de Verdun, et qu'il vibrait, le vieux portail, vibrait au rythme des chansons. Jamais le bois de chêne n'avait en effet si bien travaillé.
 
Jérôme Garcin

Mardi 31 mars 2009 à 9:24

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Et Barbara, que dit-elle sur elle-même, que dit-elle de Barbara ? Que sait-on de celle qui ose déclarer d'emblée à un journaliste venu l'interviewer  :  " Je n'ai pas envie de parler "  D'un ton doux, sans provocation, d'une sincérité déconcertante qui donne plus envie encore de nous la rendre familière. Peu de choses en vérité. Barbara invite ceux qui cherchent à en savoir davantage sur elle à écouter ses chansons.Cela peut-il nous aider à mieux comprendre le pouvoir créateur de celle qui a bercé le mal de vivre de toute une génération dans le giron de ses chansons ? Le paradoxe avec Barbara naît justement de cette attention que l'on porte à ses chansons. Elle qui sait mettre des mots sur les choses que l'on est souvent soi-même incapable d'exprimer. Quand elle chante " Le mal de vivre " c'est un peu comme si elle nous prenait la main, disant au delà des mots de la chanson  :  " Viens, tu n'es pas seul à vivre cela, tu souffres, je sais cela. Et puis au bout, il y a l'espoir de s'en sortir, si tu cherches bien, de retrouver la joie de vivre. "  Ce qu'elle chante reflète tellement nos pensées que cela nous donne envie d'en savoir plus sur leur auteur, sur leur origine, leur naissance. Ce besoin d'intimité que le public ressent pour elle naît de cet amour-fusion, inexplicable en lui-même mais dont chacun voudrait détenir la clé. Barbara appartient à cette catégorie d'artistes que l'on aime pour eux-mêmes et dont on voudrait être toujours plus proche. Il n'y a sans doute pas d'autres mystère à percer. Barbara se situe dans le pays de l'art où l'exégèse de la création ne peut en dire davantage. Aujourd'hui, nous sommes face à l'œuvre d'une visionnaire, face à un tout dont les fils ne peuvent plus être démêlés. Barbara chantait déjà le XXIème siècle. Et si elle a si bien su parler de la vie, c'est parce qu'elle se projetait dans un avenir qui laisse toujours la porte entr'ouverte parce que comme elle l'a écrit, demain 
" Le jour se lève encore "
 
Didier Millot
 
Extrait du livre
 

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Lundi 30 mars 2009 à 8:16

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La première fois que j'ai entendu une chanson de Barbara, c'est par le biais d'une obscure chanteuse locale, lors d'une soirée de variétés à la salle des fêtes de mon village. Je devais avoir à peine une dizaine d'années, et j'avais râlé pour ne pas assister à ce truc ringard... Puis la chanteuse s'est mise à interpréter un titre que je n'avais jamais entendu auparavant. Il y était question de Nantes ( ma ville natale ) d'un rendez-vous manqué, d'une rue particulière et d'un père mort. J'ai reçu cette histoire de manière très forte. J'ai aussitôt voulu en savoir plus sur cette mystérieuse Barbara qui avait écrit cela. Je crois qu'alors le personnage m'avait trop impressionnée pour que je m'y attache. Cette longue femme toute noire et intimidante était trop éloignée de mes modèles, ou de mes idéaux féminins, pour que je me passionne pour elle. Ma véritable découverte de Barbara eut donc lieu plus tard. En fait, quand j'ai commencé à écrire des chansons moi-même, vers mes vingt ans, j'ai aussi commencé à écouter vraiment. J'était étudiante et j'empruntais beaucoup de disques à la médiathèque, mais en ce qui concerne Barbara, il m'a semblé évident qu'il fallait que je possède tout... Alors j'ai acheté l'intégrale, dans un grand coffret ( que j'ai d'ailleurs prêté par la suite à une personne peu scrupuleuse, qui ne me la jamais rendu. J'en ai parlé plusieurs fois en interview et un soir, une dame parmi les plus mordues de mes concerts est venue me l'offrir. La vache, quel cadeau... ) Ce qui m'a marquée tout d'abord chez Barbara, c'est sa grâce. J'avais l'impression que cette femme incarnait la grâce. Quand par la suite j'ai lu qu'elle se marrait tout le temps, et qu'elle n'aimait rien tant qu'amuser la galerie, j'ai pensé qu'elle représentait la femme parfaite ! J'ai tout de suite accroché avec la simplicité et la précision de sa poésie. Sa voix vibrante et parfois brisée m'a toujours donné le frisson, y compris dans les chansons de sa jeunesse, quand elle reprenait les autres. Sa façon unique de casser la tonalité d'un morceau me fascine, même si je comprends qu'on puisse penser qu'il s'agisse d'un savoir-faire... Moi, ça me parle à mort ! Aujourd'hui l'intégralité de son œuvre figure dans mon Ipode. Je n'ai pas l'âme d'une " fan " ou d'une inconditionnelle... mais Barbara fait exception à cette règle ( avec Sonic Youth et Brigitte Fontaine ) Parce que c'est une force de la nature. Et que c'est sa grande fragilité qui la rend aussi forte.

Jeanne Cherhal   ( Auteur-compositeur-interprète )

Mercredi 25 mars 2009 à 10:03

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La chanson française, ce n'est pas mon truc. J'ai commencé la musique en écoutant les Sex Pistols... Et puis, un jour, je suis tombé sur un enregistrement vidéo d'un concert de Barbara. Et j'ai tout suite remarqué sa façon très particulière de s'assoir sur son tabouret : en équilibre tout au bord, les jambes écartées... Comme Jerry Lee Lewis ! Complètement rock'n'roll ! Ce genre d'attitude ne trompe pas ; c'est toujours un moment de vérité. Et tout ce que j'ai pu ensuite apprendre sur elle n'a fait que le confirmer : Barbara était peut-être la seule nana vraiment rock de la chanson française. Une rebelle face au système. La classe !

Camille Bazbaz  ( Auteur-compositeur-interprète)   

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