Elle voulait régner mais n'aimait pas posséder ; d'ailleurs, elle ne savait pas thésauriser. Elle élevait l'autorité à la hauteur d'un bel art mais haïssait la violence, le mépris, l'indifférence. Elle contrariait le sens de la grandeur par la science de la douleur. Elle qui, tant de fois, s'était ouvert les veines et, pour le grand départ, avait embarqué sur son lit en costume de scène, feignait d'être assez forte pour porter, sur ses seules épaules, tous les malheurs de l'humanité. Elle aimait tant assister : elle eût rêvé de pouvoir soigner, d'alléger la souffrance. Il y avait, en elle, d'incroyables réserves de charité, un trésor inusé de tendresse maternelle, une tendresse sans emploi. Barbara, les yeux ouverts. Un mythe au cœur blessé. Le long des couloirs d'hôpitaux, elle se promenait comme une infirmière bénévole sur un champ de bataille. Un ange, dans la campagne. Elle parlait ici, écoutait là, faisait les courses pour les impotents, serrait contre son cœur une main maigre, calmait, en caressant, un visage que la camarde avait commencé de sculpter dans la pénombre. Elle adoucissait, avec des mots aussi évident et cristallins que les paroles de ses chansons, le protocole compassionnel. Parfois, elle signait des chèques pour offrir d'improbables voyages, de grandes évasions. Et quand tombait le soir, des lits blancs montait vers elle un suppliant refrain " Dis, quand reviendras-tu ? " Barbara avait la vertu des femmes qui veulent corriger le monde. Cela supposait de la révolte, et elle n'en manquait pas " Restons en colère " Cela supposait de l'humour, et elle avait le goût de la formule : " Je suis contre la misère et pour la défense des pianos en péril que maltraitent les directeurs de théâtre. " Cela supposait aussi de connaître la souffrance, et sa chair en portait les traces, aux poignets striés, de galons. Il lui arriva de quitter sa clôture pour réclamer haut et fort l'abrogation de la peine de mort. Il advint même à celle qui tout s'opposait au grégarisme idéologique de militer pour l'arrivée de la gauche au pouvoir. C'était, vous en souvenez-vous, en 1981 : " Un homme/ Une rose à la main/ a ouvert le chemin/ Vers un autre demain " Et puis, faisant du combat contre le sida une affaire personnelle, elle rejoignit les rangs d'Act Up, fut la seule personnalité à signer un texte favorable à la fourniture de seringues dans les centrales, et ne cessa de distribuer sur la route de ses tournées des sacs entiers de préservatifs. Celle qui, à l'école collectionnait les qualificatifs punitifs " frondeuse, meneuse, désobéissante, indisciplinée, trop rieuse " avait inventé sur le tard un beau néologisme, le verbe " Vigiler " qu'elle ne se lassait pas de conjuguer au présent de l'indicatif. Car le spectacle quotidien de l'affliction et de l'humiliation la persécutait, elle ne s'autorisait pas d'être heureuse si les autres ne connaissaient pas le bonheur. Toute sa vie, elle avait chanté malgré ou plutôt contre sa propre certitude que monter en scène était un privilège. Malgré tous les témoignages de reconnaissance qu'on lui adressait, elle n'avait jamais voulu croire vraiment qu'elle pût faire le bien en faisant son travail. Celui d' "une femme qui chante " Secrètement, elle se préférait auprès des malades et des prisonniers ( dont elle jurait avoir " reçu bien plus que je n'ai donné " ) que la lumière des projecteurs. Elle cultivait la complicité des grands blessés, des rescapés de guerres intérieures.
Jerôme Garcin
Se servir de sa notoriété aussi intelligemment c'est une preuve d'authenticité et d'humanité.
Elle semblait tellement accessible aux gens qu'elle croisait.
Bonne journée Babou