C'était en 1956. Le jour, je travaillais dans une entreprise de Ponts et Chaussées à Paris, place Paul Verlaine. Je dessinais aussi, et j'écrivais des pièces, des nouvelles, des poèmes... et des chansons. La nuit, je les chantais parfois à la guitare, de-ci de-là, dans les cafés chantant du Quartier-Latin, à la Colombe, au Port du Salut. Etudiant puis ingénieur débutant, j'allais écouter à La Polka des Mandibules Léo Ferré, à L'Escale Hugues Aufray, à L'Echelle de Jacob Francis Lemarque et Jacques Brel. Et, quand je pouvais me réveiller très tard le lendemain, quand je pouvais me payer une minuscule place au fond de l'ex-bistrot à vins bondé du quai des Grands-Augustins, j'allais à L'Ecluse, à minuit, écouter Barbara s'accompagnant au piano. L'Ecluse était le haut lieu de la chanson " rive gauche " Jacques Grello " le prince des chansonniers " m'y conduisit un jour pour une audition devant Léo Noël, le chanteur à l'orgue de Barbarie, qui me refusa catégoriquement " Trop abstrait, trop étrange " Grello me consola en me disant " C'est bon signe, il a refusé Brassens " C'est Grello qui me donna l'adresse de Barbara dont il était amoureux. Stupeur ! Elle habitait un appartement au rez-de-chaussée de la rue Jonquoy dans le XIVème, alors que je nichais dans un petit studio au troisième étage du même immeuble. Nous ne nous étions jamais croisés à cause de nos différences d'horaires. C'est ainsi qu'un samedi après-midi j'ai descendu mes étages pour me retrouver dans son appartement. Aussitôt, je fut saisi par les couleurs, il n'y avait que du noir et du rouge. Du noir, trônait un beau piano tout noir, sur lequel éclatait le rouge d'un bouquet de roses. En plein jour, peu de lumière, volets fermés. Sur scène, à l'époque, elle chantais les chansons des autres, de Fragson ( au destin tragique comme le siens ) au contemporain Paul Braffort. Mais elle s'était mise à écrire des chansons. En auteurs curieux l'un de l'autre, nous nous sommes chanté nos chansons nouvelles. Elle, déjà célèbre au Quartier-Latin, elle qui triomphait tous les soirs à L'Ecluse, moi l'inconnu. Je crois me souvenir qu'elle m'a chanté ainsi, entre autre, Si la photo est bonne. Nous nous sommes écoutés puis accompagnés à l'oreille, elle au piano, moi à la guitare. Elle était déjà tout entière dans ce qu'elle ne fit par la suite que peaufiner, aiguiser, amplifier, exalter, dans son personnage comme dans ses chansons. Le noir de la mort, le rouge de l'amour, le désespoir et l'humour réunis, au cœur de la nuit, en une séduction extrême.
Guy Béart
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