Mercredi 4 février 2009 à 11:21

http://mybabou.cowblog.fr/images/03jpgx1.jpg 
 
 Le soupir du saxo
 

Elle était maladroite, sans-gêne, trop impatiente et parfois si brutale dans sa délicatesse, si myope dans sa clairvoyance, si fière dans ses doutes " Il y a deux femmes extraordinaires : elle et moi " avait diagnostiqué une autre exhibitionniste, Margueritte Duras. Elle n'imaginait pas que la nature pût lui résister. Je l'ai vue, avec une bêche, maltraiter, à Précy, des parterres de roses qu'elle retournait comme un vieux matelas : tout un chantier, pour une seule graine à l'avenir compromis. Elle cuisinait plus férocement encore, brûlait de confuses et surépicées poêlées de légumes qu'elle jetait à la poubelle, capitulant d'un geste rageur devant l'ennemi potager. Mêmes ses savantes œuvres de tricoteuse souffraient, dans la côte de cheval, de cette impétuosité naturelle ; telle une araignée prisonnière de sa toile, elle finissait par se perdre dans d'obscures mailles et des points imaginaires. Elle dilapidait aussi sa fortune, donnait sans compter, confondait anciens et nouveaux francs, ignorait jusqu'à l'usage des cartes de crédit, semblait jouer, avec de vrais billets, à une éternelle partie de Monopoly ( je dus la sermonner le jour où elle envoya à mon fils Gabriel, alors âgé de treize ans, de quoi s'acheter un scooter, et pourquoi pas un coupé sport ? Elle s'excusa à la manière de l'enfant pris en faute ) Enfin, elle n'était pas moins sauvage, ardente et malhabile en amour. La seule fleur que Barbara ait entretenue avec un soin maniaque, la seule laine qu'elle ait filée précautionneusement, le seul trésor que cette dissipatrice ait conservé, le seul amour dont elle ait été à la fois le maître et l'esclave, qui ait été sa raison de vivre et la cause de son désespoir, pour lequel elle eût tout sacrifié, c'était sa voix. Elle la coulait dans des boissons chaudes de rebouteuse, l'enduisait d'un miel de sapin, la protégeait avec des écharpes, l'enroulait dans des boas, la mettait au vert, et, par crainte qu'elle ne lui échappât, réglait l'univers à sa hauteur. Pour cette voix si précieuse, le piano était invariablement accordé à 442, le tabouret de dentiste bloqué à 61 centimètres et la température fixé en coulisse à 18° ( toujours armée d'une clef anglaise, Barbara surveillait, menaçante et irascible, les radiateurs en surchauffe ) Car les chiffres la rassuraient. L'on ne dira jamais assez combien les grands maniaques sont des excentriques qui gouvernent leur névrose en lui infligeant un code de conduite coercitif. Tout au long de son existence, Barbara a poursuivi la chimère de pouvoir garder intacte, telle que nous la restituent ses disques des années cinquante marqués par le registre réaliste, son admirable voix de mezzo, tendance contralto. elle est à la fois grave et flûtée, caressante et impertinente, chaude comme la laine et légère comme la neige, elle monte, descend, ondoie sous le vent et n'en finit pas de jouer avec nous. Elle est son visage, son corps, son âme et sa mémoire. Elle tient de l'opéra et du caf'conc ( elle avait d'ailleurs réconcilié, sous de Gaulle, les esthètes du Palais Garnier et les forts des Halles, les lycéennes en kilt et les troupiers au cœur de porcelaine ) A partir de 1981, c'est-à-dire de Pantin, Barbara commença à perdre celle qui était devenue sa plus fidèle compagne et sa meilleure interprète. Sa voix se brisa. Elle s'en inquiéta. S'affola. Crut que jamais elle ne pourrait rechanter. Une bête blessée au sommet de la gloire. Elle entra dans cette guerre contre les ravages du temps dont elle n'allait jamais sortir. Ici et là, on se mit soudain à railler sa phonétique défaillante, stigmatiser son articulation fatiguée, regretter l'époque où le timbre était clair, l'intensité dramatique et l'accent, aigu. Les premiers enregistrements sont en effet d'une cantatrice, qui m'épate et me séduit ; le tout dernier, qui me bouleverse, d'une asthmatique. Je confesse pourtant n'avoir jamais tant aimé cette voix qu'à l'heure incertaine de ses combats pour sa survie car c'était, soudain, une voix qui avait vécu, qui avait souffert et qui avait voyagé sans se retourner. " Il faut, pensait Joubert, qu'il y ait plusieurs voix ensemble dans une une voix pour qu'elle soit belle. Et plusieurs significations dans un mot pour qu'il soit beau " A la fin, il ne restait plus, de l'ample registre d'antan, qu'un souffle court, une expiration voilée, un obstiné murmure, un mezzo brisé, un long soupir de saxo poursuivant en vain quelques mélodies de jeunesse, et leur virtuosité perdue. Même dans " Ma plus belle histoire d'amour " il y avait, sur le tard, du rauque, du rugueux, du roux d'automne, des ronces et des regrets ( dernier récital d'une inconsolée qui n'avait jamais si bien touché les cœurs ) Cette voix qui nous avait longtemps réconfortés, maintenant qu'elle était au crépuscule, c'est nous qui la protégions, comme on entretient un feu de bois, l'hiver, dans une grande maison vide.
Jérôme Garcin ( journaliste )

 

 Ma voix, quand je l'entends, je ne l'aime pas. Pour tout te dire, elle m'insupporte, je ne cesse de lui trouver plein de défauts. Mais celle que le public entend, alors oui, elle me plaît. "
Barbara

Par pascale le Mercredi 4 février 2009 à 14:41
Cet amoureux de la plume, des mots et qui se démarque par une écriture empreinte de lyrisme qu’est Jérôme Garcin a su très bien nous dépeindre l’intensité dramatique de Barbara pour sa voix…


"Plusieurs significations dans un mot pour qu'il soit beau… Plusieurs interprétations qui avec ou sans voix cristalline bouleverse tout autant !"

Le soupir du saxo... Même le titre est passionné!

BISOUS
Par repermusiques le Mercredi 4 février 2009 à 21:06
Très beau témoignage de Jérôme Garcin, un homme que j'ai écouté tous les dimanches quand j'étais au collège puis au lycée sur mon transistor bloqué sur 1852 mètres...

Je ne prend plus le temps le dimanche soir d'écouter cette tribune très intéressante mais si c'est parfois plat...

Bises
 

Ajouter un commentaire









Commentaire :








Votre adresse IP sera enregistrée pour des raisons de sécurité.
 

<< Page précédente | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | Page suivante >>

Créer un podcast