Ma mère m'avait offert pour mes dix-sept ans Le portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde. Ce cadeau m'avait enchantée et, venant d'elle, bouleversée. Premier déclic.
J'avais connu, pendant que je vivais encore " à Vitruve " un étudiant grec de forte et troublante personnalité et qui faisait des études de criminologie. C'est lui qui m'initia à André Breton, Maïakovski, Louis Aragon, Paul Eluard, Queneau, Desnos, etc. Je me promenais avec les livres qu'il m'offrait. Je les ouvrais et les touchais comme pour en caresser les mots. J'allais au quartier Latin hanter les vieilles librairies de la rue Monsieur-le-Prince ou de la rue de l'Odéon, où flottaient odeurs et poussières de grimoires, de reliures de cuir repoussé à la feuille d'or, de feuilles jaunies couvertes de taches de son. J'aimais me perdre seule dans ces lieux de pénombre et y reniflais les mots, les savourais. Je grimpais aux echelles de bois, faisait glisser les vitres coulissantes. Les livres m'intimidaient, m'émouvaient, me faisaient rêver...
Je commençai bientôt à lire Genet, Jouve, Proust, Maurice Sachs, Baudelaire, Max Jacob, Colette. Plus tard, Les iluminations de Rimbaud, Georges Bataille et Céline.
Il me semblait que je ne retenais rien de ce que je lisais. Je dévorais avidement des mots, des pages, des espaces. Je rencontrais des personnages légendaires, traversais les siècles, m'enroulais dans les spirales de la folie, de l'étrange, de l'horreur, m'engloutissais dans les profondeurs de ces nuits d'asphalte. Et puis, brusquement, j'ai cessé de lire.
Je n'ai plus lu.
Rien, plus rien du tout !
J'ai oublié que j'avais lu.
Oublié.
En fait, les mots, au lieu de rester dans ma mémoire visuelle, se sont agglutinés dans ma mémoire tactile, et, aujourd'hui, je sais que ce sont ces mots-là qui bougent au bout de mes doigts, qui cherchent à sortir du bout de mes doigts, de tout mon corps.
En chantant, je retrouve cette sensation de mots jadis avalés, déglutis, engloutis, qui remontent douloureusement par ma gorge avant que je ne les exhale avec violence ou douceur dans une chanson. Comme il est expliqué dans Lily Passion ( spectacle avec G.Depardieu ) :
Et les mots qui sortent de ma gorge, je ne les connais pas :
des mots qu'on a plantés là, des mots qui me font mal et qui m'étouffent :
alors je les crie, je les vovis pour pouvoir respirer, pour vivre...
C'est ce qui se passe justement ce jour là " à Rémusat " : les mots se pressent au bout de mes doigrs, j'ai envie t'écrire !
Je crois que c'est alors que je commence Le temps du lilas :
Il a foutu le camp, le temps du lilas
Le temps de la rose offerte
Le temps des serments d'amour
Le temps des toujours, toujours
Il m'a plantée là, adieu Berthe
Si tu le vois, ramène-le-moi
Le joli temps du lilas
Avant qu'il me quitte pour me planter là
Qu'il me salue, adieu Berthe
J'en ai profité, t'en fais pas pour moi
Du joli temps du lilas...
Extrait du livre de Barbara Il était un piano noir...