Ce matin de novembre 1997, Il ne faisait pas gris. Pourtant, la radio, soudain, nous en a flanqué " Des larmes aux paupières / Au jour qui meurt, au jour qui vient " Les murs de Précy-sur-Marne étaient ni plus ni moins opaques que la veille. A l'entrée de l'Hôpital Américain de Neuilly nul fan égaré. Barbara s'était endormie, une longue insomnie s'achevait. Quarante ans de chanson. A faire le parcours en accéléré, on distingue les lumières de Écluse, ce cabaret des bords de Seine où elle s'était rodée deux lustres durant. Dix années pour éclore, pour comprendre que, si elle voulait exister à part entière, il lui faudrait puiser en elle l'inspiration, écrire ses propres chimères, cesser d'interpréter celles des autres, même avec du talent. Pendant dix ans, ensuite, c'est sa vie qu'elle met en scène tous les soirs, sur les planches de Bobino et de l'Olympia. Pas d'invention ni de romance : du vrai, du nu, du brut. Du vécu garanti pur spleen. Barbara détaille sa biographie, ses amours contrariées, les livres en pâture. Et, parce qu'elle ne triche pas, elle gagne. Aussitôt qu'elle identifie un lieu à sa mesure " le music-hall " Elle séduit, s'épanouit. Se multiplient les adeptes, se tricotent les succès, de Bois de Saint-Amant en Petite cantate, de Ma plus belle histoire d'amour en Aigle noir. Décennie d'or, années 63-73 : la voix est claire, lumineuse. Elle court sur les claviers de Göttingen et d'ailleurs. Quelques errances, au théâtre et au cinéma. Comme pour reprendre son souffle, Barbara attend Pantin et le début des années 80 pour renaître. Toujours plus haut, plus loin. Alors que la voix est devenue rauque, Barbara se veut rock. Ou, du moins, actuelle, au son du jour. Elle se donne toujours autant, voit son public rajeunir qui découvre une prêtresse capable d'électriser les foules sous chapiteau, de faire grimper les spectateurs aux rideaux. Cette diva -- le mot vient aux lèvres, même si elle le récuse -- ne livre pas seulement de l'émotion au kilo-watt : de la compassion. C'est Barbara seconde époque. Moins harmonique, plus universelle, moins rive gauche, plus sensible à la souffrance, celle des autres, qu'elle ait pour nom prison, sida ou enfance maltraitée. Du Châtelet à Mogador, Barbara survit à Barbara, même si la voix souffre. Elle modèle la scène, convainc les ultimes sceptiques , jette ses feux derniers, griffés Rouveyrollis. La grande fille qu' " au temps de l'eau et du pain noir, sans mirabelles " on chahutait gaiement, dont on avait moqué la voix de cantatrice du dimanche, était devenue une petite soeur universelle. Inaccessible et proche. Elle distribuait des préservatifs à la fin des spectacles, convoquait les ministres, chantait derrières les barreaux. Sous la dentelle restait, comme naguère sous le velours noir, un oiseau dont on caressait les refrains indémodables. Elle nous aimait tant. Sa plus belle histoire d'amour, nous répétait-elle de lieu en lieu... Les compromissions, les compromis, très peu pour elle. Sincère, colérique parfois, exigeante toujours, jamais capricieuse, en butte aux aléas d'un moral à géographie variable, altruiste et solitaire, rieuse et désespérée, poète qui méprise sa prose, génie de la mélodie qui ne s'y entend guère en solfège, show-woman pourvue d'un sens inné de la scène et qui pourtant répète sans trêve, ne laissant nul interstice au hasard. Femme de paradoxes qui nous lègue quelque deux cents chansons bonheur.
Jean-Daniel Belfond ( Éditeur )
Un mauvais jour pour tous ses fans