Un après-midi, seule dans la maison, j'entends distinctement la voix de ma grand-mère, ma Granny ; sa plainte semble sortir des rochers. Lorsque ma mère revient, je lui fais part, d'une voix bouleversée, de ce que j'ai entendu. Quelques heures plus tard arrive un télégramme. Ma mère doit rentrer d'urgence à Paris. Granny s'est endormie. Ma Granny nous a quittés. Je supplie mon père de me laisser rejoindre ma mère. Il refuse. Je menace, je hurle ; cette violence lui fait peur. Je pars. Rue Marcadet, le chagrin me rapproche de ma mère. Nous accompagnons Granny jusqu'au cimetière de Bagneux, puis nous rentrons chez nous.
Ma Granny, je l'ai tellement aimée que, même aujourd'hui, j'ai du mal à en parler. C'est comme une morsure en plein coeur. Lors de sa disparition, le choc fut si important que, durant deux années, refusant sa mort, je la voyais surgir de partout, persuadée qu'elle était toujours vivante. Granny prépare des Kirkles... Granny m'emmène au Jardin d'Acclimatation... Je joue ma musique pour Granny... Granny me donne une poupée russe... une boîte... un sac... Granny sent la poudre de riz... Granny porte des boucles d'oreilles en cristal... Granny me chante une berceuse... Elle me raconte des histoires de loups... Granny me tient contre elle dans le grand lit... Granny prépare du mouton aux amandes et des beignets aux fruits... Granny reçoit ses amies. Les amies de Granny sentent le thé, l'orange confite. Granny et ses amies ne parlent que le russe. Je les vois rire très fort. Elles font beaucoup de gestes. Elles sont très vieilles, mais gracieuses avec leurs cheveux blancs nattés autour de la tête et leurs hautes pommettes légèrement rosies. Elles portent autour de leur cou des rubans de velours noir ; au milieu du velours, il y a un bijou, parfois une pierre de couleur, un camée, une tête blanche épinglée sur le velours. Il y en a même une qui porte une longue chaînette d'or garnie de petites perles laiteuses. Granny vient m'apporter un gâteau aux noix truffé de raisins de Smyrne. Elle dépose un morceau de gâteau sur une assiette posée près d'elle. Toutes ces dames me regardent. Je fais mes yeux, allonge le cou, me déplie et me dirige gravement vers l'assiette. Les dames rient. Granny m'embrasse ; je ris avec Granny.
Je n'ai fait mon deuil de Granny que très tard, longtemps après.
Extrait du livre écrit par Barbara