Ce fut, sur la scène d'un théâtre à l'antique creusé dans la roche rose, un après-midi caniculaire. Derrière ses volets italiens, Ramatuelle sacrifiait au rituel de la sieste. L'air sentait le romarin étouffé, la résine brûlée. Une brume de chaleur ajoutait au mirage de l'instant. Soudain, jaillie comme de la pierre pour rompre la somnolence de l'été, une petite cantate très pure s'éleva droit vers le soleil, grimpa le long des gradins, tourna autour du vieux figuier à la frondaison équitable, résonna le long des ruelles sarrasines et fit taire les cigales, cachées dans les lauriers-roses. C'était Barbara, à la conquête des maures. Pour clore une tournée à travers la France, la " nomade heureuse " avait accepté d'ouvrir, le 1er août 1990, le sixième Festival Gérard Philipe " Un ange romantique vole au-dessus de nous " assurait-elle et répétait, en tenue de campagne, son récital du soir. Elle testait l'acoustique avec une autorité maternelle et malmenait ses trois hommes du voyage : Gérard Daguerre, qui jouait du piano debout, Serge Tomassi, prolongé par son accordéon, et Manut, percussionniste en short. L'amphithéâtre à ciel ouvert était vide. Barbara travaillait. A cette heure et à cette température-là, elle devait même être la seule, dans tout le Var, à travailler. Fors une poignée de techniciens, qu'elle commandait à la voix et au geste, personne n'eût osé s'approcher de la scène. Car Barbara pouvait aussi faire peur. J'était caché en coulisse avec mon fils aîné, Gabriel, alors âgé de six ans, que le protocole de la célébrité n'intimidait guère. C'est que Barbara ne figure pas, pour lui, une grande artiste ; elle était une voix familière, la compagne des soirées à la maison, la complice des balades en voiture, une invitée permanente, la douce paix des familles où même les morts qu'on a aimés continuent de solfier, au crépuscule, avec les vivants. Comme beaucoup d'enfants de France, Gabriel avait grandi avec les chansons de Barbara que nous écoutions, Anne-Marie et moi, depuis toujours, depuis que nos propres parents avaient bercé nos dimanches avec Ma plus belle histoire d'amour et soigné nos scarlatines au Bois de Saint-Amand. Pour trois générations, Barbara était restée la même. Une intime universelle. A peine remarquait-on que l'on était passé du 78 tours au compact, du Teppaz à la chaîne. Comme certaines statuettes de Tanagra, elle avait connu tous les supports. Je me souvenais de mon père, déjeunant tous les jours à la maison parce qu'il ne supportait pas les repas professionnels, assis, à l'heure du café, dans son grand fauteuil d'osier pour écouter ses enregistrements préférés : ceux du concert de Bobino, en 1967, et de l'Olympia, en 1969. Il fermait les yeux et, à la fin du disque, repartait, rasséréné.
Jerôme Garcin
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