Croquis de Luc Simon
Ceux qui aujourd'hui découvrent Barbara en écoutant ses disques ou en visionnant ses concerts ressentent cette émotion. La vibration n'est pas la même qu'en scène mais sa voix et son image véhiculent son incroyable présence et ce lien unique qu'elle entretenait avec le public.
Barbara, c'est cette voix singulière et indissociable de sa personnalité partie intégrante de son magnétisme et qui, en présence du public, donne le meilleur d'elle-même. Au fur et à mesure que le tour de chant avance, sa voix s'échauffe. Elle monte un peu plus haut dans les aigus, s'approchant un peu plus des graves. Une voix douce à frémir, sans violence même lorsqu'elle dénonce le crime ou l'injustice, et devient plus fluide répondant aux sollicitations de ces vibrations invisibles que lui transmet le public. C'est une caresse. Du bien-être à partager. Elle et eux ont embarqué sur le même vaisseau pour un voyage dont le spectacle n'est qu'une escale parmi d'autres. Ils ne se séparent pas lorsque les projecteurs de la salle s'éteignent. Une autre lumière resplendit en eux dont ils gardent l'empreinte incandescente. Comme Barbara les emporte lorsqu'elle ne chante pas, ils vivent avec elle accrochée au cœur une fois rentrés chez eux. Ils attendent le prochain rendez-vous. Ils savent qu'elle leur voue une fidélité absolue. Comme elle le constatait elle-même, il n'y a pas d'explication logique, pas de formule magique. Barbara possède ce pouvoir de transcender les sentiments. Elle, qui avait puisé en elle-même tellement de force pour surmonter l'enfance blessée, possédait ce don communicatif, cette ouverture sur les autres. Cette capacité à faire passer dans un regard, dans un mot l'essentiel de la vie. " Je leur parle de choses qu'ils connaissent, disait-elle : la solitude, la perte de quelqu'un, le quotidien de chacun. Ils sont dans un moment de vulnérabilité, ils traversent un désert et savent que j'en ai traversé, que nous avons quelque chose en commun ; que je ne triche pas "
Cette force intérieure n'empêche pas les déchirures, les doutes. Chantez lui apparaît parfois dérisoire en comparaison des malheurs qui frappent l'humanité, comme les guerres, la faim... Elle s'interroge. Peut-on encore chanter quand sur la terre tout se déchire et quand autour de soi c'est trop souvent le soleil noir ? Donner, se donner comme cela, à corps perdu a ses limites. Elle se retrouve parfois au bord de l'abîme. Epuisée. Après la folie des tournées, des concerts qui se sont enchaînés nuit après nuit, une sensation de vide immense l'envahit. Il faut se séparer... C'est une respiration indispensable qu'elle doit prendre pour être encore capable de donner une fois prochaine. Elle ne part pas... Elle protège cet amour unique qui existe entre eux. Ce bonheur qui peut-être destructeur si on ne parvient pas à le canaliser. Elle s'endort pour se délivrer de cette fatigue, évacuer le doute et la peur de ne pas être à la hauteur de cette relation passionnelle avec le public. Elle doit se contraindre à les oublier un peu pour se reconstruire, pour rendre sur la scène ce qui lui a été donné. C'est une solitude choisie, nécessaire à son équilibre.
Elle s'isole aussi pour ne pas rester prisonnière de Barbara, ce personnage d'artiste qu'elle a construit plus ou moins consciemment pour échapper à son passé. La femme de théâtre qui range ses habits de scène vit avec cette sorte de contradiction. Ce besoin d'être aussi elle-même. Celle qui s'habille de blanc, qui aime s'endormir dans les tentures azur de sa chambre. Celle qui dans sa maison de Précy écoute la nuit silencieuse narguer ses insomnies. Barbara, la femme qui ne chante pas, ce double consubstantiel de celle qui chante. Elle ne peut pas se laisser enfermer sous le visage unique de Barbara sous peine de ne plus être authentique, de ne plus être cette vérité qui fonde sa relation avec le public. Malgré cette proximité de pensée, il y a un juste milieu à trouver, une certaine distance à respecter. Elle doit savoir fermer sa porte, déjouer les importuns, ceux qui ne sont pas capables de trouver eux-mêmes les limites à ne pas dépasser dans cette relation fusionnelle. Ceux qui attendent trop d'elle et qu'il faut bien éconduire. Barbara dans " L'enfant laboureur " ( 1973 ) tentera une explication afin de dédramatiser cette situation auprès de ceux qui lui rendaient parfois la vie impossible.
Didier Millot
Et le croquis est tout simplement superbe.