Porte de la maison de Précy
A l'automne 1993, elle m'avait lancé au téléphone : " Si vraiment c'est si bon que tu le dis, apprends-moi à faire du thé ! " J'étais passé chez Mariage frères, à l'angle de la rue des Grands-Augustins et de la rue de Savoie, avais choisi une théière chinoise et du Darjeeling. J'avais pris la nationale qui mène à Meaux et à Lagny, puis, au milieu des grands champs de blé, emprunté sans me presser la petite route de Fresnes-sur-Marne bordée de peupliers, qui conduit à Précy. La maison avait deux entrées. Le portail de bois en ogive donnait sur la rue de Verdun, la petite porte sur la grand-rue. Les volets verts étaient fermés jour et nuit sur l'extérieur mais les fenêtres toujours ouvertes, au milieu de la bourdonnante glycine, sur le jardin de curé, le petit cloître de verdure, où cinq chiens et chats se chamaillaient dans l'ombre portée d'un tilleul, d'un bouleau et d'un orme pleureur au tronc noueux. Mieux qu'une maison, c'était un royaume où elle s'enfermait des mois durant, une clôture d'où elle pouvait ne jamais sortir. Elle aimait y vivre seule. Seule, avec son piano noir auquel elle avait offert, au premier étage, la plus belle pièce, peinte en blanc. Quand elle accueillait ses musiciens, elle les emmenait au fond du jardin, dans une aile vaste baptisée " Grange aux loups " on y rangeait autrefois la paille et le foin, elle l'avait équipée d'un podium et transformée en salle de répétitions. L'Olympia aux champs. Bobino-sur-Marne. Barbara aura vécu vingt-cinq ans dans cette vieille ferme sans luxe qui sentait sa bohème, celle des années soixante-dix, avec ses amples châles jetés sur les canapés, ses coussins ambre disposés sur les divans, ses tables de bridge recouvertes de nappes brodées main, ses plateaux marocains argentés, ses abat-jour à franges, ses miroirs de guingois, ses marionnettes vite accrochées aux murs, ses vieilles affiches dont une d'Yvette Guilbert, ses effluves d'encens, de roses, de thym sauvage, et ses longs " soirs de mélancolie ". C'est à Précy qu'elle cultivait l'insouciance et la pivoine, qu'elle émiettait le pain pour les verdiers et les mésanges à tête noire, qu'elle protégeait aussi, comme un trésor, comme un secret, ses rêves inassouvis, ses morts aimés et, souvent, son mal de vivre. Prévenante, elle épinglait partout des apophtegmes grinçants : " Ne tournez pas la tête, le miracle est derrière ", des commandements hospitaliers : " Pas la peine de crier. Je ne vois rien mais j'entends clair. Merci. Quand je chante, je suis difficile à vivre. Pardon ! " Cinq heures sonnaient au clocher du village. On s'installa dans la cuisine, où l'eau frémissait. J'initiai Barbara au rituel du thé, qu'elle jugea " pittoresque " et " trop compliqué " Mais elle voulut bien reconnaître, au breuvage rose orangé, de " la délicatesse " Elle en aima la légère brûlure.
Jérôme Garcin ( Journaliste )